Pour reprendre le fil de ce blog, après une très longue période d’inactivité, le thème du sens des interventions sociales, du travail social, avec plusieurs épisodes.
La perte de sens, une réalité problématique
De partout (presse, terrain, débats) … remontent les doutes des travailleurs sociaux, construits sur une perte du sens de leur métier : absence, supposée nouvelle, d’assises théoriques et philosophiques ; absence, également, de perspectives (on ne sait pas où l’on va, ce qui laisse augurer, dans le contexte sociétal actuel, un avenir plus sombre que le présent, voire que le passé).
Cette perte de sens s’enracine dans le sentiment d’une mise en cause du bien-fondé des interventions sociales auprès des plus démunis, et plus globalement des mécanismes de solidarité. Supposés centraux dans les politiques sociales catégorielles (conçues, à partir des années 1960, en faveur des catégories de personnes présentant une vulnérabilité : handicap, âge, précarité, marginalité, etc.), les travailleurs sociaux sont déstabilisés… et tiraillés entre deux postures :
- la mission d’émancipation inclusive des personnes vulnérables,
- l’ancrage dans l’éthique du care (le prendre soin), moins dynamique, davantage protectionnel.
Leur métier, en institutions, est en outre bousculé par de nouvelles fonctions qui émergent : celles des gestionnaires de parcours et de flux (de l’accueil à l’orientation). De nouveaux modes de travail percent en outre : activité libérale, autoentrepreneurs, personnels privilégiant les missions d’intérim (cela progresse). En période de fortes tensions en ressources humaines, ces concurrences menacent.
Et tout cela se développe alors que les travailleurs sociaux sont traversés (porteurs et victimes à la fois) par l’avancée, sociétale, de l’individualisme postmoderne :
- L’individualisme comme besoin d’une extension continue de sa liberté, sans contrainte, non régulée au droit d’autrui.
- La postmodernité comme perte de confiance dans les valeurs de la modernité (progrès social, émancipation sociale, valeurs sociales, progrès par la science), voire leur mise en cause active.
Les repères du passé, sources de valeurs ?
Pour notre épisode 1, revenons à quelques origines de ces métiers de l’aide. Un récent roman, une perle, L’enragé de Sorj Chalandon, paru chez Grasset en mars 2023, nous permet de retrouver une part de ces origines, dans des colonies pénitentiaires créées au milieu du XIXe siècle.
Ce roman (personnage certes inventé mais contexte historique parfaitement décrit) montre le sort d’un jeune garçon dans les années 1930, abandonné par sa mère à 6 ans, délaissé par son père puis ses grands-parents, recueilli dans des institutions sociales (l’Assistance publique) ensuite, puis à la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer. La description du régime d’enfermement, d’exploitation, de sévices, est terrible. Conformément à l’histoire réelle (l’évènement s’est déroulé en 1934), le jeune garçon participe à la révolte de 70 jeunes contre ce « bagne », évite la répression qui va suivre et à laquelle participe la presque totalité des habitants de l’île, voire des touristes (prime de 20 francs par gamin capturé). Il vivra alors un sort original auprès d’un couple généreux, mais… difficile d’aller plus loin sans dévoiler l’issue du roman. Le gamin s’appelait Jules Bonneau (et non Bonnot, comme l’anarchiste criminel, mort en 1912).
Je rends grâce à Sorj Chalandon : encore un grand roman. Ce journaliste de Libération, passé depuis près de 20 ans au Canard Enchainé (chroniques sur les documentaires télé tous les mercredis), Prix Albert Londres en 1988 pour ses reportages sur Klaus Barbie (Cf. l’ouvrage de 1996 avec ses articles concernant les affaires Barbie, Papon, Touvier Bousquet, ainsi que ceux de Pascale Nivelle sur le procès Papon), est également écrivain depuis 2005 (ses livres sont des merveilles, je pense notamment à Profession du Père, Le Jour d’avant, Enfant de salaud… que j’ai adorés).
Ce qui est intéressant pour nous, c’est de retrouver les intentions pédagogiques de ces pratiques, devenues ensuite totalement scandaleuses : punir et éduquer, rééduquer et insérer par le travail et un métier.
Une grande partie de colonies agricoles de l’époque ont été construites après le constat, au début du XIXe siècle, de structures (maisons de force ou de correction, dépôts de mendicité, hôpitaux généraux) inadaptées pour les mineurs abandonnés. Par la volonté de philanthropes, ce constat entraîne des engagements : diminution de l’enferment des mineurs, amélioration des solutions proposées pour ces derniers. C’est ici qu’interviennent les colonies agricoles : assimilation des enfants coupables aux enfants abandonnés, éducation et instruction, placement en apprentissage par le biais de sociétés de patronage. 16 colonies agricoles (12 par des associations privées) sont fondées entre 1832 et 1850, date de leur officialisation (loi de 1850 sur les jeunes détenus, dite Loi Corne du nom de son rapporteur).
Les 2 plus célèbres colonies à l’époque : Loos (colonies Saint-Bernard et Guermanez, ouvertes en 1844), Mettray (ouverte en 1839). Pour cette dernière, intéressant de lire Éduquer et punir : la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray 1839-1937, PUR, 2005).
Dans le cas de Mettray en effet, la volonté philanthropique était forte, l’engagement de notables également, toujours avec une volonté généreuse. Hélas, les transformations progressives à l’épreuve de la réalité (contrôler les comportements des jeunes, maintenir un régime fermé) vont amener : 1. Le développement d’un régime carcéral à côté des apprentissages, 2. La création d’un accueil supplémentaire, celui de jeunes issus de classes favorisées et placés par leur père dans le cadre de « la correction paternelle » (inscrite dans l’article 375 du Code civil à l’époque), du fait de leur comportement rebelle ou rétif à leur autorité.
Belle-Île-en-Mer a été, elle, ouverte en 1880 : dans une optique de formation (maritime et agricole) de jeunes abandonnés
ou délinquants. L’intention était leur sauvegarde, l’aide à leur insertion, elle s’éteindra à l’épreuve des faits, comme le montre le livre de Sorj Chalandon. On peut aussi écouter en Podcast une émission de septembre 2023 sur France Culture
: Encadrer la Jeunesse, épisode 3.
L’histoire retiendra : une première limitation des accueils en colonie agricole à partir de 1895, après une inspection de l’administration pénitentiaire (on passe de 8 500 jeunes en 1895 à 5 000 en 1900), puis des fermetures progressives de toutes ces colonies. Pour Loos, ce sera fait avant la fin du siècle à la suite d’inspections puis d’une visite de l’impératrice Eugénie très négativement impressionnée. Pour Mettray ce sera fait en 1939, après un déclin très progressif à la suite d’une campagne de presse ayant suivi le suicide d’un jeune en 1909, campagne présentant Mettray comme le symbole des bagnes pour enfants, alors précisément qu’elle voulait en être le modèle inverse ; l’établissement s’est transformé - d’abord un IMPRO, puis un ITEP et maintenant un DITEP – géré par l’association La Paternelle (que j'ai accompagnée en 2009-2012) devenue depuis 2020 l’Association Atouts et Perspectives – À tout âge. Pour Belle-Île-en-Mer, c’est aussi à la suite de la campagne contre les bagnes que sa fermeture est décidée, en 1939, la grande révolte de 1934 ayant sonné le glas de la présentation d’une méthode prétendument soft et inclusive des jeunes accompagnés.
Certes, l’approche « éduquer et punir » a perdu de son acuité. Les fondements d’une intervention éducative dans un milieu fermé, du fait des comportements des jeunes, restent d’actualité. Entre l’époque des colonies agricoles et aujourd’hui, tout un pan de l’éducation spécialisée s’est enraciné dans une approche de rééducation sociale :
- Pour une part, on retrouve l’héritage des chantiers de jeunesse et de Vichy au sein des références de l’éducation spécialisée. Toujours intéressant de relire l’ouvrage particulièrement riche de Michel Chauvière, Enfance inadaptée, l’héritage de Vichy, Ed. Ouvrières 1980, réédité chez L’Harmatan.
- D’autre part, l’action éducative sous mandat s’est poursuivie, en lien avec une « police des familles » d’un côté, en lien avec une action éducative contaminée par des préceptes moraux qui interrogent, de l’autre. Voir à ce sujet l’excellent livre de Véronique Blanchard, Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle, de la Libération à la libération sexuelle (éd. les Pérégrines, 2019). Elle y montre son étude des écrits du Tribunal de la Seine et de centres d’observations dans les années 1950 à 1970 sur des jeunes filles faisant l’objet de mesures éducatives, qu’elle a classé en 3 grandes catégories à partir de ces écrits à forte connotation morale : les fugueuses, les voleuses, les vicieuses.
Si l’on parle donc de perte de repères pour le travail social, est-ce pour revenir à des fondements si problématiques ? Non, il suffit de comprendre, que c’est à partir de ces derniers, en s’en démarquant ensuite, qu’a été inventé le travail social : l’accueil inconditionnel, le aller vers, même si cela signifie rejoindre le marginal ou le délinquant, là où il se trouve (donc parfois dans des lieux d’enfermement ou de sanctions), le vivre et le « faire avec »… le tout au cœur d’une attention et d’une relation engagées, respectueuses, porteuses des transformations agies par les personnes accompagnées elles-mêmes. Ce n’est, en effet, pas dans des institutions / lieux idéaux et définis ou choisis par les travailleurs sociaux que se met en œuvre la rencontre et l’accompagnement, mais bien dans l’univers, choisi ou contraint, de la personne accompagnée.
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