Je finis, cette semaine, par être agacé par un supposé courant d’opinions, largement relayé par les média, concernant un ras-le-bol fiscal. Je vous propose de revenir sur cette affaire, en sortant des sentiers battus.
Premier point : le soi-disant ras-le-bol fiscal. Si l’on écoute les média, l’opinion est largement construite autour du sentiment qu’un niveau inégalé de prélèvements a été dépassé, chaque citoyen n’en pouvant mais, étranglé, pressuré, l’inacceptable étant atteint, la révolution étant à nos portes. Or les enquêtes et sondages, s’ils font bien apparaître un sentiment général d’impôts et de prélèvements obligatoires qui ont augmenté, ne présentent pas une opinion aussi tranchée. Trois enquêtes récentes indiquent :
- (sondage du 2 novembre - IFOP – Sud Ouest) 60 % des français perçoivent une hausse des impôts locaux et de l’impôts sur le revenu : mais seuls 17 % parlent d’une hausse très importante pour les impôts locaux et 24 % pour l’impôt sur le revenu. Parallèlement, 25 % des français parlent d’une stabilité de leurs impôts locaux et 24 % de leur impôt sur le revenu. L’élément significatif : le sentiment de hausse est plus largement ressenti par les plus de 65 ans (75 %) et les sympathisants UMP (71 %).
- (sondage du 31 octobre - BVA-Axys – Challenges) 26 % des sondés citent les impôts comme sujet prioritaire (derrière l’emploi et le pouvoir d’achat), alors qu’ils n’étaient que 9 % en juin 2012. On est loin du tsunami du ras-le-bol fiscal.
- (sondage du 27 octobre - CSA – Nice Matin) une seule enquête indique des sentiments extrêmes, mais la question posée est tellement orientée (ressentez-vous un ras-le-bol fiscal ?) que la réponse est naturellement tranchée : 84% des sondés le ressentent "plutôt" (35 %) ou "tout à fait" (49 %). Si la question posée avait été plus neutre (avez-vous atteint un niveau insupportable d’impôts ?), la réponse eut sans doute été moins catégorique.
Deuxième point : la hausse des impôts. Si l’on regarde la réalité, que trouve-t-on du côté des ménages ? Une situation plus que contrastée, à défaut d’être lisible :
- Tout d’abord, il y aura une hausse effective des impôts sur le revenu pour la population moyenne, avec même une diminution des situations d’exemptions d’impôts (largement due à un changement des bases d’imposition préparée par le Gouvernement Fillon), mais qui n’est pas majeure. Selon les cas de figure, largement détaillés dans la presse, la hausse de l’impôt sur le revenu sera de 12 € par an pour des ménages sans enfants ayant un revenu imposable de 38 000 € par an, ou de 110 € pour ceux ayant un revenu imposable de 83 000 €, voire de 2 500 € pour ceux ayant un revenu imposable de 190 000 € (le site du Monde par exemple, permet de calculer son augmentation d’impôt de 2012 à 2014). Pas considérable comme augmentation, et pourtant, elle est commentée dans tous les reportages ou articles : « voyez la catastrophe », « je ne vais pas pouvoir jouir de tel ou tel loisir », « je vais devoir me restreindre », etc. Certes, l’élargissement de l’assiette des impôts amène 57 % des Français à constater une augmentation, mais elle plus que légère pour la population centrale, par opposition à celle des classes moyennes supérieures. Certes, il faut ajouter la hausse des impôts locaux, mais là aussi, il convient de limiter les exagérations,
- Ensuite, le nombre de ménages, dans les catégories inférieures, qui seront exemptés de l’imposition va augmenter. En outre, les ménages des catégories moyennes inférieures qui continueront à payer l’impôt sur le revenu verront une diminution de son montant,
- Par contre, il y aura un maintien très important des niches fiscales, celles qui amènent notamment les plus riches à bénéficier d’un taux d’imposition inférieur à celui des classes moyennes supérieures. C’est à la fois exaspérant et inadmissible. Ceci est dû au choix de ne pas avancer, finalement, vers une refonte complète de la fiscalité (peut-être une des erreurs majeures de ce quinquennat),
- Néanmoins, sera maintenu globalement, avec une faible érosion pour les plus riches, le système de redistribution qui bénéficie aux classes inférieures et… aux classes moyennes (Cf. Julien Damon, Les Classes moyennes, PUF, 2013),
- Enfin, l’augmentation de la TVA pour les produits et services de taux normal (+0,4 %), plus forte (3 %) pour les produits et services du taux intermédiaire, et le maintien d’un taux réduit pour les produits et services de première nécessité va contribuer à une légère érosion du pouvoir d’achat. Et pourtant, cette augmentation est présentée comme énorme, comme un matraquage par de nombreux commentateurs (les mêmes oublient de dire qu’elle aurait été plus forte avec les projets de l’ancienne majorité, la TVA dite sociale par exemple), et le peuple des petits patrons et des commerçants de crier au scandale… et l’extrême gauche de se rallier paradoxalement à ce concert…,
- Enfin, on constatera une augmentation de certaines taxes (transports, gaz, etc.), là aussi pas considérable.
La conclusion : même si l’on ajoute la hausse d’impôts locaux et des autres taxes, l’effet sur le budget du Français moyen sera effectif, mais ne correspond pas à une vague insupportable. C’est bien le matraquage des média et de certains politiques qui crée cette perception qui n’a pas lieu d’être.
Troisième point : le refus des impôts. Reste un sentiment général : l’impôt, et sa hausse, sont peu acceptés par de nombreux Français, si on en croit les média, et il faut tout faire pour les diminuer. J’ai été frappé par le fait que, ces dernières semaines, plusieurs des grands hebdomadaires aient continué à consacrer 10 à 20 pages aux différents systèmes permettant de diminuer ses impôts. Le mal français n’est pas loin : l’État doit prendre en charge, résoudre, accomplir le changement, mais attention, le Français ne doit pas être concerné par l’effort.
- Il reste pour les Français une alternative simple : soit l’État diminue ses dépenses (mais tout en continuant à apporter une redistribution, à prendre en charge des besoins), soit les grandes entreprises devraient être davantage taxées.
- L’idée même que l’utilisation de niches fiscales soit découragée est vécue par beaucoup comme inadmissible, je rencontre notamment des responsables de petites entreprises qui vivent comme insupportable le fait d’être « redressés » pour de la triche dans une recherche pour bénéficier d’exemptions fiscales, voire qui ont eu des pratiques illégales.
- Les protestations actuelles de la Bretagne, plus exactement du Finistère, sont ubuesques : tout serait fait pour poursuivre des politiques productives (absence de moyens pour les infrastructures, investissement massif dans des pratiques polluantes pour une production bas de gamme) qui conduisent la région elle-même à sa perte. On croit rêver…
A mon sens, l’affaire est viciée : moins d’impôts, c’est très populaire, mais à condition de dire quels services ne seront plus assurés (police ? défense ? environnement ? soins ? routes ?). Et cela me semble totalement impraticable : va t-on arrêter de s’occuper des enfants handicapés, de soigner, d’éduquer dans des conditions acceptables ? va t-on diminuer plus encore les retraites ?
Quatrième point : le catastrophisme ambiant. Ce dont s’abreuvent les média, ce n’est pas du lent (certes très lent) redressement, c’est d’une supposée dégradation.
- Il convient de lire (j’y consacrerai un article complet dans peu de temps) l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil 2013). Dans cet ouvrage monumental, il étudie sur plusieurs siècles l’évolution de la production de richesse dans les sociétés mondiales et l’évolution du rapport capital / travail. Or, que constate-t-il ? Qu’il est illusoire de penser à une production de richesse excédant en moyenne 1,5 % par an pour la période à venir (2012-2050). Alors qu’elle a été de 1,6 % par an de 1700 à 2012 en Europe avec un développement de l’industrie de la production et une forte croissance démographique, elle ne pourra, dans les scénarii les plus optimistes, que retrouver à peine un niveau de + 1,5 % par an (en particulier du fait de la faible évolution démographique).
- C’est autour d’une réorganisation de l’économie, et donc de l’économie productive et redistributive, dans un contexte de faible progression de la richesse produite, qu’il convient de construire nos politiques.
- Or tous les commentaires parlent d’échec des politiques dès qu’une progression du PIB est inférieure à 2 % par an.
Cinquième point : le mirage de la richesse rapidement acquise. Le mythe du self-made-man, de la success story de l’homme parti de rien et qui fait fortune en très peu de temps continue d’orienter les rêves des uns et des autres, quitte à incriminer l’État quand il ne les rend pas possibles en imposant les entrepreneurs qui, ne pouvant jouir d’une richesse rapidement acquise, se présentent comme des pigeons ou des victimes, voire des tondus.
- Il convient de reprendre le même ouvrage de Thomas Piketty : le taux de rentabilité du capital sur une longue période (1700-2012) a toujours été, avant imposition, de 3 à 6 % par an.
- Ces chiffres condamnent toute mirage d’une progression nécessairement massive de la richesse par les détenteurs de capitaux. Cessons de mettre en avant le mythe des réussites soudaines et extraordinaires pour beaucoup d’entrepreneurs (notamment dans les start-up). Rappelons que l’investissement capitalistique devrait rester lié à un retour (rendement du capital avant impôt) faible : c’est l’investissement à petits pas, à rentabilité faible, mais constante, que l’on trouvait déjà dans le capitalisme rhénan.
- Attention ! Ces données renforcent l’idée qu’une imposition trop forte des revenus du capital (supérieure à 30 %) découragerait tout investissement.
En d’autres termes, cessons de mettre en avant des mythes (la réussite flamboyante) pour privilégier l’effort et l’investissement, à rentabilité mesurée certes, mais sur une longue période.
Sixième point : le maintien d’une société productive et redistributive. Il est très frappant de voir que, dans cette période de doute et d’agitation, chacun perd le nord, à droite comme à gauche, sans parler des extrêmes qui ne l’ont jamais trouvé.
- L’idée d’une société qui fabrique des produits, invente des services, innove en permanence dans son système productif n’est pas à combattre, mais à conforter : c’est ce que disent les capitalistes, c’est même ce que disait Marx. Combattre le productivisme, ce n’est pas combattre la production. Elle a sa noblesse, elle est fondamentalement utile. C’est en ce sens que l’imposition des Français les plus aisés est aujourd’hui à l’œuvre : l’imposition des ménages (dont les revenus du capital et ceux du travail) et non des entreprises.
- Toute société productive ne peut se réduire à cette seule fonction : le vivre ensemble, l’attention aux victimes, aux plus faibles, la générosité publique, la redistribution équitable, sont les seuls ingrédients permettant à la société d’être viable à long terme. Combattre l’idée des impôts, y compris leur légère hausse, c’est fondamentalement combattre la redistribution. Sur le fond, c’est diminuer la dimension régalienne de l’État (sécurité, défense, infrastructures) et diminuer les trois vecteurs les plus conséquents de la redistribution : l’éducation, la santé, les retraites. Serait-on prêt à abandonner ces éléments du contrat social ?
Contrairement aux propos ambiants, je soutiens que, sur ce double chemin, la France avance lentement mais sûrement et se trouve donc sur la voie du redressement, à condition de s’y tenir, à condition de le dire.
Je comprends les impatiences devant telle ou telle incohérence ou tergiversation ou devant le maintien d’inégalités criantes ou d’une amélioration trop lente. Néanmoins, cessons le « french bashing ». Apprenons même à exprimer, quand c’est le cas, une colère sans volonté destructive ni autodestructive : un article fort intéressant de la revue Études de novembre 2013 nous propose ainsi de nous éloigner de la colère d’imputation (décharge émotionnelle contre quelqu’un, un soi-disant responsable de ce dont on serait victime) et d’adopter la colère d’implication (décharge d’énergie émotionnelle donnant une capacité de s’indigner et de s’opposer, face à ce qui représente une menace contre la justice et contre l’humain, sans subir l’effet du groupe ou de la compacte majorité, en prenant en compte le point de vue de l’autre). Une bonne inspiration dans la période actuelle…
Daniel Gacoin
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