Est paru aux Éditions Éres, il y a huit mois, un ouvrage collectif passionnant sous la direction d’Ève Gardien, sociologue et chercheuse à l’Université Lyon 2. Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap est construit autour de la narration d’aventures de collectifs ou d’individus pour inventer un « mieux vivre-ensemble », pour créer des initiatives en faveur des personnes handicapées, aspirant à davantage d’autonomie et de liberté, désirant satisfaire leurs besoins tels qu’ils les conçoivent, souhaitant trouver des solutions adaptées aux problèmes qu’ils rencontrent selon des modalités qu’ils maîtrisent, au plus proche de leur quotidien. Son originalité ? Il dépasse le cadre de la France pour recenser des initiatives dans toutes sortes de pays : Bangladesh, Canada, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Hongrie, Suède.
L’introduction d’Ève Gardien situe d’emblée le débat autour de 3 thèmes :
- l’aspiration des personnes handicapées à l’autodétermination (une vie autonome, la liberté, des solutions adaptées en dehors des institutions, la conception des réponses à leurs besoins) est au cœur des initiatives recensées,
- ces initiatives sont des innovations, puisqu’elles portent en elles le paradoxe sémantique du mot innover : création (le verbe innovare en latin vient d’une première racine, novus, qui veut dire « nouveau ») et réactualisation (le verbe innovare en latin vient d’une deuxième racine, novare, qui veut dire « refaire » ou « inventer »)
- ces innovations sont sociales au sens où elles dépassent des situations individuelles pour être portées par des réseaux, où elles apportent aux sociétés des perspectives et de nouvelles postures, à travers des médiatisations éventuellement.
La première partie, Pour une participation à la vie en société
Elle présente de nombreuses expériences pour le vivre-ensemble, pour l’autodétermination :
- Jean-Pierre Ringler (France), déficient visuel, interprète, président de la Coordination Handicap et autonomie (CHA) relate la situation française et l’action de cette coordination, avec l’idée du soutien des moyens d’une vie autonome des personnes en situation de handicap et de grande dépendance (dont l’action de Marcel Nuss : voir plus loin). Cette action s’est appuyée sur une assise idéologique construite avec le mouvement américain Independent Living Movement : les personnes rencontrant des incapacités possèdent une expertise liée à leur vécu, la personne doit être en mesure de déterminer ses choix, la liberté de choix des réponses passe par un accompagnement humain qualifié, la pairémulation ou entraide mutuelle renforce les capacités de vie en autonomie ; les institutions sont des microsociétés avec leurs propres règles sur lesquelles les résidants n’ont pas de prise. Les initiatives relatées sont à la fois globales (médiatisations, participation aux débats pour la loi de 2005) et locales (centres ressources avec implication de pairs).
- Reka Dano (Hongrie), juriste, évoque la construction, en Hongrie, des alternatives à la mise sous tutelle des personnes handicapées (tutelle et curatelle). L’Association Hongroise pour personnes déficientes intellectuelles (ÉFOÉSZ) a ainsi œuvré pour la création d’un droit à des soutiens pour pouvoir exercer sa capacité juridique, tout en prenant place dans des projets concrets et pilotes.
- Gers Andén (Suède), mère d’un enfant handicapé, présente son action pour développer une assistance personnelle auprès de son fils, favorisant une vie hors les murs des institutions, jusqu’à la création vingt ans plus tard d’une association (JAG), présidée par son fils, avec une coopérative d’emplois en assistance personnelle.
- Sandor Gurbai (Hongrie), juriste, présente l’action d’une organisation internationale (MDAC) concernant le droit de vote des personnes déficientes, en Hongrie tout d’abord mais également au niveau de la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe, pour l’introduction d’un examen au cas par cas, dans les codes électoraux, de la participation des personnes en situation de handicap lors d’élections (à noter, la loi de 2007 en France a repris cette perspective de manière plus précise : pas de perte de capacité citoyenne automatique pour les personnes sous tutelle).
- Marcel Nuss, handicapé moteur, personnage médiatique depuis sa menace de grève de la faim de 2002 pour obtenir les moyens d’une assistance individualisée complète à domicile, présente l’action engagée pour une assistance sexuelle des personnes handicapées : création du collectif Handicaps et sexualités (CHS) et d’autres organismes, puis du STRASS (Syndicat du TRAvail Sexuel). Les arguments de cet auteur sont solides autour des questions de droit, même si je continue à être mal à l’aise avec l’idée d’un métier (l’assistance sexuelle) couvert par l’État Providence.
La deuxième partie, Engagements citoyens et changement social
Elle présente de modalités concrètes et originales de luttes citoyennes de personnes handicapées :
- Normand Bouchet et David Fiset (Canada), deux chercheurs en sociologie, relatent une expérience de « vigie » prise autour du programme DIsability Rights Promotion International.
- Margi Trapani (Etats-Unis), directrice de la communication du Centre des personnes handicapées de New-york (CIDNY) raconte l’engagement quotidien des clients d’un centre pour la vie autonome et pour la défense de leurs droits, avec une aide pour la reconnaissance de l’expertise technique des personnes elles-mêmes (notamment par l’énoncé de leurs histoires de vie), dont le soutien aux victimes des attentats du 11 septembre 2001.
- Mohammed Hannan (Bangladesh), militant professionnel pour le développement de projets d’ONG, présente l’action de Bangladesh Protibandhi Kallian Somity (BPKS) pour développer des réseaux d’entraide entre personnes en situation de handicap.
- Line Beauregard (Canada), psychologue et universitaire (université de Laval), présente une boîte à outils sur Internet pour défendre et promouvoir l’accessibilité de personnes déficientes motrices : 13 sections (définitions utiles, législations, normes d’accessibilité, analyse de l’accessibilité, programmes et subventions, fonctionnement municipal de la ville de Québec, procédure de requête et plainte, demandes d’intervention en arrondissements, argumentation, stratégie de revendication, rédactions de lettres, prise de parole, histoire de sensibilisation).
- Dominique Tabac (France), professeur de philosophie puis éducateur, présente des pratiques « d’espaces-citoyen » en Champagne-Ardennes pour des personnes handicapées, permettant le développement de l’empowerment communautaire (pouvoir accru des individus ou groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques qu'ils subissent) et de l’autodétermination, avec une vision nouvelle pour des rôles de « personne-ressource ».
La dernière partie, Sciences, savoirs profanes et travail de mémoire
Elle explore de nouveaux savoirs sur les thématiques de pouvoir et de liberté de choix des personnes handicapées :
- Christian Laval (France), sociologue, développe un concert original, le processus de recovery (de rétablissement), nouvelle façon de penser le soin psychique autour de 3 notions : appropriation par les personnes concernées des processus de soins par le truchement des récits narratifs (dans « le dos » de la clinique) ; redéfinition des savoirs sur la santé et la maladie (dans « le dos » de la science) non autour de guérison mais autour de l’accès à un bien-être (« être pleinement humain ») et des savoirs ; primauté des valeurs de citoyenneté et d’autodétermination modifiant les programmes politiques et les pratiques professionnelles (dans « le dos » des pouvoirs).
- Rufus May et Jacqueline Hayes (Grande-Bretagne), psychologues cliniciennes, narrent l’expérience émancipatrice du mouvement Heraing Voices (Entendeurs de voix), soutenant l’acceptation sociale face à la tendance à juger des comportements inacceptables et réduire les approches à l’évaluation a priori en maladie mentale de ces derniers. Entraide et rétablissement sont au cœur des pratiques, dans le cadre de groupes d’entraide mutuelle soutenus par le mouvement à travers des formations à leur animation. Le processus de rétablissement est présenté à travers trois étapes concrètes.
- Anne-Laure Donskoy (Grande-Bretagne), présentée comme usagère-chercheur, activiste et consultante, détaille le prolongement du congrès de Zandvoort (Pays-Bas) de 1991 (première conférence européenne d’usagers et de rescapés de la santé mentale) avec 3 axes (actions autour des traitements psychiatriques, pour le développement d’alternatives, contre les discriminations). La création du réseau ENUSP (ex-usagers et rescapés de la psychiatrie) a favorisé une recherche usagère (participation des bénéficiaires), la promotion d’une plus grande indépendance vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques.
- Jean-Luc Simon (France), militant associatif et président du Groupement Français des Personnes Handicapées, narre l’histoire de deux personnages, Henri Cassirer (allemand militant de la communication éducative) et Henry Enns (canadien défenseur des droits des personnes handicapées) et leur soutien à l’apparition de nouvelles conceptions. On y trouve la « qualification » (vivre avec des incapacités est à reconnaître comme une compétence), la non-réduction des personnes à leur handicap.
Y compris à travers la conclusion d’Ève Gardien, Pour une égale liberté, chacun pourra trouver manière à réfléchir, c’est-à-dire à se laisser bousculer par des principes ou concepts qui ne sont pas immédiats, qui sont parfois étonnants : bonne manière de ne pas ronronner.
Daniel GACOIN
PS 1 : À noter que l’ouvrage est préfacé par Charles Gardou, anthropologue et chercheur de l’Université Lyon 2 dont j’ai commenté dans ce blog en février 2011 l’ouvrage incontournable, indispensable, Le handicap au risque des cultures (Éd. Éres, 2010)
PS 2 : En matière de citoyenneté et notamment pour ne pas s’arrêter à l’idée d’une séparation irrémédiable entre prise en charge institutionnelle et soutien de l’autonomie hors les murs, lisez l’article bien intéressant de la revue Direction(s) de juin 2013, Des personnes handicapées citoyennes de plein droit : l’apprentissage en institution au sein de l’ADAPEI de la Meuse, des modalités de la vie citoyenne (cours d’éducation civique, débats, votes, engagements associatifs,…). C’est très intéressant.
La présentation que vous faites de cet ouvrage me donne envie de le lire a car il entre dans mon questionnement personnel sur la place laissée aux personnes que nous accompagnons en particulier sur la question de l'autodétermination.
Directeur d'un foyer d'hébergement et intervenant pédagogique à l'IRTS de Paris, j'ai questionné la notion du Sujet dans un ouvrage paru il y a quelques mois chez L'Harmattan.
"De la philosophie en éducation spécialisé, Propos philosophie sur le Sujet".
Certainement moins concrète que l'approche proposée dans cet ouvrage, ma démarche n'en pose pas moins la question de la capacité de l'homme à prendre son destin en mains, de ce qu'il a à sa disposition pour le faire et de ce que peut lui apporter un soutien social quand il se trouve vulnérable.
Je pense, en toute humilité que mon propos pourrait vous intéresser et je serai très honoré qu'il fasse l'objet d'un commentaire de votre part.
Rédigé par : Bernard SOLET | 11 octobre 2013 à 13:27