Les politiques publiques pour le secteur social et médico-social ont vécu des jours riches en actualité depuis deux semaines. Je reviens ici sur une question qui a suscité de nombreuses protestations, un tollé magnifique, sur fond de contestation d’une orientation contenue dans le projet de loi de décentralisation, plus communément appelé Acte III de la décentralisation. Résumons : il est prévu dans cette loi que les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) passent de la responsabilité des Agences Régionales de Santé (ARS) à celle des Conseils généraux, disposition logique ; mais l’Association des Départements de France a publié une note technique au vitriol sur une supposée faible efficacité des ESAT ; en conséquence et par réaction, l’ensemble du secteur médico-social dont le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) s'est prononcé contre le projet de transfert des Esat vers les départements.
Commençons par rappeler la place originale des ESAT
Les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) accueillent des personnes présentant un handicap (moteur, intellectuel, sensoriel, psychique) et dont les capacités de travail ne leur permettent pas, pour une période donnée ou à long terme, de travailler à temps plein ou à temps partiel dans une entreprise ordinaire ou dans une entreprise adaptée ou encore dans le cadre d’une activité professionnelle indépendante.
Ces structures, appelées au départ Centres d’Aide par le Travail (CAT), ont été conçues dès les années 1930 (les premières structures ont été créées par l’APF d’André Trannoy et l’ADAPT de Suzanne Fouché), ont trouvé leur premier statut officiel en 1954, le premier décret unifiant leurs missions datant de 1963 : à partir de la fin des années 1960 leur développement a été important, ce qui amène d’ailleurs aujourd’hui, quelques 40 années après les créations en nombre, à penser l’avenir des personnes handicapées qui y travaillent.
Attention ! Dès l’origine, la vocation des CAT a été l’occasion de positionnements spécifiques : ils étaient conçus en parallèle avec les ateliers protégés (AP) :- Initialement, les CAT accueillent des jeunes sortant des IMPRO (avec déficience intellectuelle), les AP accueillant des personnes avec maladies invalidantes ou handicaps moteurs,
- La loi de 1975 (d’orientation en faveur des personnes handicapées) avait réorienté le dispositif CAT – AP, tout en reconnaissant le droit au travail pour les personnes handicapées, en indiquant que ces deux types de structures devaient favoriser l’insertion en milieu ordinaire.
- Mais il existe une grande indécision sur le thème : la circulaire N°60 AS du 8 décembre 1978 valorisait fortement la situation de travail au sein des ESAT, alors que la loi du 10 juillet 1987 pour l’emploi des personnes handicapées (imposant un seuil de 6 % de personnes handicapées dans les entreprises de plus de 20 salariés) avance plutôt des dispositions favorisant l’emploi et la position de sas des CAT,
- Le prolongement a été la diversification des liens de travailleurs handicapés de CAT avec les entreprises ordinaires (stages etc.) ; malgré la faible croissance des orientations vers un emploi en milieu ordinaire, se généralise l’idée du CAT comme sas de transition,
- la loi du 11 février 2005 pour les droits et la participation, l’égalité et la citoyenneté des personnes handicapées (qui consacre le passage du nom CAT en ESAT) confirme ces orientations : la personne handicapée reste dans un statut protégé en ESAT, mais elle a droit aux actions de formation professionnelle, à la VAE, à certains droits salariaux, à la possible mise à disposition en entreprise,
- A noter, dès les années 1970, mais davantage encore après 2005 (la loi du 11 février reconnaissant la notion de « handicap psychique »), les CAT et ESAT ont accueillis des personnes ayant vécu une maladie mentale et dont les soins ont permis une stabilisation, dans une proportion qui est allé en progressant fortement.
L’autorité de contrôle des ESAT
Dès l’origine, les CAT (futurs ESAT) sont sous la tutelle de l’État et le restent au moment de la décentralisation, alors que la double mission des structures (un emploi, un accompagnement social) auprès des personnes handicapées accueillies pouvait plaider pour un passage sous la responsabilité du Conseil général. Lors de la loi de 2009 créant les Agences Régionales de Santé, la même question se pose : il est prudemment préféré que les ESAT restent sous la coupe des ARS (peut-être intègre t-on à l’époque l’important accueil de personnes avec handicap psychique).
Bref, ce n’est que le projet de décentralisation Acte III de 2013 qui prévoit le passage vers la responsabilité des départements. Cette orientation est logique si l’on considère que l’ESAT reste un dispositif d’action sociale, même avec un vecteur travail important. Le cas inverse (une structure de travail, avec des aménagements) aurait plutôt favorisé une responsabilité des Directions régionales de l’économie, de la concurrence et de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Cette orientation avait plutôt été bien reçue par les organismes divers oeuvrant en faveur des personnes handicapées.
La position tranchée de l’ADF
C’est donc une note technique qui a mis le feu aux poudres : de quoi s’agit-il ? D’un document dont l’auteur principal, Jean-Pierre Hardy, est bien connu dans le secteur social et médico-social : ancien responsable de la réglementation financière et comptable au ministère, passé il y a 3 ans à l’Association des Départements de France, comme responsable des politiques sociales de ces derniers. L’homme est profondément républicain, rugueux dans sa communication, méfiant à l’égard des rentes de situations du secteur associatif, son style « brut de décoffrage » faisant souvent mouche.
Et bien cela n’a pas manqué :
- Dans la note technique, il commence par rappeler le rôle de sas de transition vers l’emploi ordinaire des ESAT et des entreprises adaptées (EA, nouveau nom des ateliers protégés) et leur faible efficacité dans ce domaine : « un taux de sortie des ESAT vers le milieu ordinaire de travail même avec des aménagements de postes, qui ne serait, depuis 30 ans, que de 0,8% tous les 5 ans ».
- Il y soutient la logique publique : « un même chef de file (le département) pour les politiques publiques de travail protégé, d’hébergement, d’accompagnement à la vie sociale et de perte d’autonomie des adultes handicapés ».
- Pour autant, il pose des questions de fond : « le maintien de personnes (notamment à temps partiel) dans les ESAT alors que la situation de fatigabilité et de vieillissement induirait plutôt un accueil en structures occupationnelles », les dispositions de la loi de 2005 (de type job coaching) pour les plus jeunes « pouvant réduire les flux d’entrées en ESAT », les accueils de personnes avec handicap psychique en ESAT officialisant des « transferts de missions et de charges du secteur psychiatrique vers les ESAT, en violation du principe de fongibilité asymétrique issu de la loi HPST » (des transferts de crédits du secteur sanitaire vers les secteurs sociaux et médico-sociaux, avec interdiction des transferts en sens inverse...).
- Et donc l’ADF soutient alors une logique nouvelle : après le passage comme organismes de contrôle des ESAT, les départements devront néanmoins apurer des situations complexes : baisse des recrutements dans les ESAT donc, mais aussi des budgets complexes, et pour certains, structurellement déficitaires, devenir des jeunes en attentes d’accueil en ESAT (financement de leur prise en charge dans des structures d’attente), poids financier du renouvellement du patrimoine des ESAT qui serait très ancien et à rénover.
La position du secteur du handicap
C’est donc le secteur associatif, en premier lieu l’UNAPEI, puis le Conseil national consultatif des personnes handicapées qui s’est insurgé contre la note technique. La conséquence : une position publique non contre cette note, mais contre le principe de la décentralisation vers les départements de la tutelle des ESAT.
On marche sur la tête : certes, le style sans nuances et très rugueux, bien que techniquement irréprochable, de cette note fait sursauter. Mais de là à prendre position contre la décentralisation des ESAT, les bras vous en tombent. Le CNCPH comme l’UNAPEI ont cédé à un travers bien connu dans notre secteur, la position de victime désignant ses bourreaux.
Répétons-le donc :
- Le principe d’une décentralisation des ESAT est une bonne mesure, il n’y a aucune raison de la refuser
- Les questions posées par l’ADF sont légitimes et devraient permettre d’envisager un avenir des ESAT ancré sur la complexité des missions : d’un côté une plus grande activité de sas pour un certain nombre de personnes, d’un autre côté une activité professionnelle protégée et à long terme pour d’autres personnes, sur un troisième plan la possibilité d’une situation occupationnelle avec des conventions ESAT / FV, pour des personnes en difficulté, en situation de fatigabilité, etc. Le principe serait de ne pas réduire la mission des ESAT à une seule approche, compte tenu de la diversité des besoins
- La nécessité de sortir d’une ambiance de cour d’école interroge tous les responsables publics : le style des communications de l’ADF nécessitera une plus grande attention aux échanges et à la réception des approches, la tendance à la victimisation et au refus du questionnement des associations gestionnaires parlant au nom des bénéficiaires (les personnes handicapées) devrait s’estomper pour une entrée dans un dialogue responsable, sans adoption de position limite (refus de la décentralisation parce que l’on est uniquement furieux du style peu diplomatique d’une note technique !!).
Daniel GACOIN
L'ADF a raison de regarder de près ce qui se passe dans ces établissements, où l'on exploite souvent les travailleurs handicapés. Cela a fait encore l'objet de témoignages lors denotre 40ème congrès les 27 & 28 octobre 2013.
Nous sommes disponibles pour en débattre avec l'Assemblée des Départements de France
Le président de l'A.M.i
René MAGNY.
06 19 40 47 93
Rédigé par : René MAGNY | 10 novembre 2013 à 19:10