A l’heure du dépôt définitif des 3 projets de loi sur la décentralisation, et notamment la future création de métropoles, je vous propose de lire deux ouvrages incontournables sur les inégalités, sur les perspectives qu’offre l’évolution des territoires français.
Un ouvrage de Laurent Davezies : « La crise qui vient : la nouvelle fracture sociale »
L’auteur est un universitaire et chercheur, spécialiste de l’économie urbaine et de la géographie, et j’avais déjà commenté dans ce blog un de ses précédents ouvrages (« La république et ses territoires », Seuil 2008).
« La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale » est paru dans la collection La République des idées (Seuil) en octobre 2012. L’ouvrage est alarmiste, indiquant qu’à côté des deux premiers motifs de crise (la crise financière, la crise de la dette publique), il faut maintenant s’attendre à une troisième, la crise territoriale.
La thèse est forte : une « nouvelle fracture » va scinder la France :- Une « France productive, marchande et dynamique, concentrée dans les plus grandes villes, où se forgent les nouveaux atouts de la compétitivité du pays », dans laquelle vit 36 % de la population,
- Une « France non productive, non marchande et pourtant dynamique, située à l’ouest d’une ligne Cherbourg-Nice », « qui vit d’une combinaison de tourisme, de retraites et de salaires publics », rassemblant 44% de la population,
- Une « France productive, marchande et en difficulté, composée de bassins industriels déprimés, principalement dans la moitié nord du pays », « dont le déclin semble difficile à enrayer » et qui regroupe 8% de la population,
- Une « France non productive, non marchande et en difficulté, située également dans le nord-est du pays et faite de territoires si frappés par le déclin industriel qu’ils dépendent essentiellement de l’injection de revenus sociaux », regroupant 12% de la population
L'auteur ajoute que c'est sur le terreau des zones sinistrées que le Front National a connu ses meilleurs résultats au cours des dernières élections, plus exactement dans des « territoires périurbains ruraux, loin des élites politiques », qui « font l’objet du mépris des urbanistes et des intellectuels, et de la haine des écologistes qui leur reprochent leur empreinte environnementale excessives. (...) Cette stigmatisation qui ne dit pas son nom est une triste réponse à leur paupérisation, bien réelle, et à leur sentiment d'abandon ». A l’opposé, les métropoles, « ont pour la première fois depuis la crise de 1974, été largement protégées des effets de la crise ».
Et le pronostic final est implacable : « la France est à la veille d’un choc nouveau et autrement plus brutal que les précédents » : « les territoires sont et seront de moins en moins protégés », si bien que la « fracture territoriale » menace aujourd’hui de « devenir un gouffre ».
Un ouvrage d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd : « Le mystère français »
Les deux auteurs sont bien connus :
- Hervé Le Bras est démographe et historien, Directeur d’études à l’Institut National d’études démographiques (INED), auteurs de nombreux ouvrages,
- Emmanuel Todd est également un historien et démographe, auteur de très nombreux ouvrages, qui a le goût des thèses iconoclastes et à ce titre, s’estime méprisé par l’élite universitaire.
Les deux auteurs avaient déjà l’année dernière publié ensemble un ouvrage sur le même thème (« L’invention de la France, Atlas anthropologique et politique », Gallimard, 2012) dont ils présentent dans « Le mystère français » les contenus sous une version plus abordable. L’ensemble est particulièrement intéressant : la cartographie (une centaine de cartes, le plus souvent en couleurs) illustre les propos des 11 chapitres. Elle appuie une thèse générale : malgré l’image transmise dans les médias d’un pays moribond et ingouvernable, « dans ses profondeurs, la France ne va pas si mal. » Ce qui est grave, c’est plutôt l’ignorance profonde de ses dirigeants et des médias sur son fonctionnement profond et sur les structures anthropologiques et religieuses qui guident son évolution.
Ils divisent la France en trois :
- Une zone centrale où domine l’idéal égalitaire, berceau des idées révolutionnaires, régions de familles nucléaires (un homme, une femme, deux enfants, mais aussi souvent, des familles monoparentales)
- Deux grandes zones périphériques à l’est et à l’ouest, régions de familles complexes, où plusieurs générations peuvent cohabiter et où les solidarités familiales permettent de mieux résister à la crise économique, des régions où, malgré la quasi disparition de la pratique religieuse, les valeurs du catholicisme perdurent en faveur d’une éducation technique et où le travail des femmes est encouragé.
Les auteurs mettent en avant la prodigieuse progression du niveau éducatif entre 1981 et 1995, avec une proportion de bacheliers passée de 17,8% à 37,2%. Dans le même temps, ils insistent sur l’appauvrissement lié à la crise économique, dans certains secteurs, des classes populaires éduquées, qui manifestent leur angoisse croissante de « tomber » dans la catégorie des 12% de la population « sans diplômes ». La peur du déclassement, l’élargissement du fossé au sein de la classe moyenne majoritaire entre classes moyennes supérieures et classes moyennes techniques rejetées à la périphérie des zones urbaines, combinée au vieillissement général de la population conduisent à une droitisation croissante de l’électorat.
Un autre fait est mis en avant : la montée en puissance des régions traditionnellement catholiques au moment même où cette religion disparaît en tant que croyance métaphysique. Dans l’évolution que nous connaissons depuis 1968 : « mutation urbaine, post-industrielle et féminine de la société, les régions les plus aptes à entrer dans ce nouvel âge (centre-ouest et sud-ouest) sont en pointe de l’émancipation des femmes par le métier et cette évolution a été rendue d’autant plus facile qu’il n’y a pas eu, localement, d’âge industriel. »
Leur propos se situe à l’opposé de l’alarmisme de Laurent Davezies : il y a de nombreux motifs pour considérer la France dans un mouvement ascendant et avec des ressources fondamentales. Mais ils le rejoignent quand ils affirment que la fracture territoriale reste un risque qui peut favoriser un refuge vers des extrêmes de populations se sentant délaissées et méprisées.
Les questions que renvoient ces ouvrages à l’égard de la décentralisation Acte III
Devant de tels propos, je me pose des questions sur la pertinence des fondements de la nouvelle étape de décentralisation (répartie en trois projets de lois distincts et successifs) en préparation : création d’un haut conseil des territoires, création d‘eurométropoles, augmentation des compétences décentralisées, évolution encore plus importante vers l’intercommunalité.
Au fond, cette réforme répond-elle aux enjeux des fractures en cours ? Sur certains plans (intercommunalité) c’est vraisemblable, sur d’autres et notamment sur le plan des eurométropoles, j’en doute profondément : je pense même qu’en période de crise, ces approches vont augmenter les fractures et ne permettront pas le redressement économique des territoires les plus délaissés, aux populations encore plus soumises à la peur du déclassement et au refuge vers des extrêmes.
Daniel GACOIN
PS 1 : dans le prolongement, n'hésitez pas à lire le dernier numéro (mars - avril 2013) de la Revue ESPRIT avec un très gros dossier au titre fort : Tous Periurbains !. La première partie (avec un entretien de Laurent Davezies notamment) traite du périurbain sous l'angle d'un terreau possible du populisme, puis des modes de vie en secteur périurbain (avec émiettement social et troisième voie entre vie de village et vie dans une grande ville). La deuxième partie précisément revient sur la vie urbaine et son influence majeure, y compris dans les secteurs périurbains. Ce dossier est incontounable.
PS 2 : toujours sur les questions périrubaines et leur extension dans les secteurs ruraux, n'hésitez pas à lire également un ouvrage très original d'un sociologue bien connu et souvent commenté ici : Jean-Pierre Le Goff. Son dernier livre est paru chez Gallimard et c'est très intéressant : l'histoire de la transformation du village de Cadenet, dans le Lubéron, et notamment l'arrivée successive de plusieurs générations d'urbains qui vont dénaturer la vie locale.
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