Je reprends le fil de mes chroniques après presque quatre mois d’interruption : une sur-occupation, agréable néanmoins, sur tous les plans. Et je reviens sur le changement dans l’action sociale et médico-sociale : pour beaucoup, les évolutions politiques récentes offrent des perspectives nouvelles, et même, pour certains, elles rendent possible un grand soir abolissant les absurdités ou contraintes, rénovant totalement les politiques. J’ai, comme d’autres, été destinataire de nombreux appels publics sur la future politique d’action sociale et médico-sociale : des associations, des fédérations d’employeurs, des acteurs de terrain. Le ton est constructif souvent, virulent parfois, alarmiste la plupart du temps : le social, le médico-social, leur spécificité, seraient en danger... vite, vite, du changement !
J’apporte donc ma pierre à l’édifice, en brossant quelques lignes du changement à prévoir, mais aussi des responsabilités qu’il entraine, sur trois plans, bâtis comme trois épisodes d’une même série :
- L’épisode 1 d’aujourd’hui concerne le changement de style et de communication publics,
- L’épisode 2 regardera le changement dans la mobilisation des moyens,
- L’épisode 3 enfin abordera le changement dans les politiques elles-mêmes.
Petit retour en arrière tout d’abord
L’action sociale et médico-sociale, terme très large, pourrait regarder l’ensemble des actions publiques visant le vivre ensemble. En réalité le terme désigne un secteur d’activités circonscrit. Ses actions, ses acteurs, ses institutions sont regroupés dans autour d’établissements ou services oeuvrant auprès de personnes en difficulté, handicapées ou en situation de perte (ou de risque de perte) de lien social. Véritablement créé dans les années 1960-1970, ce secteur a ensuite connu un fort développement. En chiffres : le secteur social et médico-social, c’est aujourd’hui :
- 38 500 établissements ou services (de protection de l’enfance ou prévention de la délinquance, pour des enfants, des adolescents ou des adultes handicapés, pour des personnes en situation d’exclusion sociale, pour des personnes âgées, à domicile, etc.),
- 2,3 millions de places ou personnes accompagnées (souvent en hébergement) : 55 % des places sont gérées par le secteur associatif, 34 % par le secteur public, 11 % par le secteur marchand,
- Un peu plus d’un million de salariés (dont 600 à 700 000 pour le secteur associatif),
Un secteur qui a vécu de nombreuses réformes…
Bâti au départ sur une logique de l’offre (de places, de services), au sein de structures (essentiellement des établissements) prenant en charge des personnes en difficulté, ce secteur a vécu de nombreuses réformes et réorientations. Pendant vingt ans et jusqu’au début des années 2000, une phase de réorganisation, avec un plus fort pilotage de l’État, s’est appuyée sur des axes comme :
- Des obligations réglementaires plus exigeantes par type d’établissement ou de service,
- Des limitations budgétaires toujours plus prégnantes malgré la difficulté à installer une réelle rationalisation des budgets, et à juguler l’augmentation globale des dépenses,
- Une nouvelle logique inspirée par une philosophie « rationnelle humaniste » avec :
> Le soutien d’une position plus active des usagers (participation, co-construction des projets, affirmation des droits des usagers), définie comme une contrainte pour les établissements et services,
> Une logique, non plus de l’offre, mais de la réponse à des besoins (besoins territoriaux, besoins des usagers directs d’une structure repérés dans le projet institutionnel),
> L’exigence d’une qualité de service (des évaluations, des contrôles),
- La poursuite d’une diversification des formes d’accompagnement : position active ou responsabilisée des bénéficiaires, développement des alternatives à l’institutionnalisation des populations,
- Le développement des droits en faveur des populations exclues (droits à l’intégration ou l’inclusion, droit opposable au logement, droit à la citoyenneté), malgré le caractère incantatoire de certaines lois.
Une dynamique nouvelle, globalement portée par le secteur (malgré des malentendus ici ou là) s’est installée de manière définitive pendant les dix dernières années, avec des moments d’incertitude toutefois. Ces incertitudes, précisément, trouvaient leur origine dans le fait que l’évolution du secteur social et médico-social, comme de l’ensemble de la protection sociale, n’est pas établi sur un corps de doctrine stable, mais sur des lignes de tension (Robert Castel parle même dans L’Insécurité sociale, Seuil, 2003, d’un nouveau référentiel de tensions) notamment du fait des philosophies sous-jacentes, créant un véritable entrelac :
- La philosophie de l’État-providence : des places, des prestations généralisées et sans contrepartie, des financements automatiques avec un contrôle public a postériori,
- Le travail social prédominant : la logique des professions sociales posée comme une évidence, sans interrogation possible (légitimité par la qualification non par la compétence, point de vue professionnel ou pluri-professionnel vécu comme plus légitime que les stratégies politiques ou stratégiques des dirigeants), logique qui conduit à privilégier le nombre de postes sur la qualité des projets,
- La philosophie « rationnelle humaniste » évoquée plus haut : usagers avec des droits et une participation, projets des structures et projets territoriaux articulés, construits avec participation des parties prenantes, autour de besoins, évalués régulièrement,
- La logique gestionnaire et comptable du social et le retour de l’État : les impératifs réglementaires inflationnistes, avec des normes (budgétaires, de performance) fixées à priori, de manière généralisée et non ciblée, avec pression vers la moindre dépense,
- Le « New public Management » : vision volontariste d’un État décideur et pilote, devant des établissements et services qui ne sont plus que des prestataires-opérateurs, mis en concurrence, inventant même leurs propres contraintes, avec une division entre les cadres décideurs et les cadres de proximité, et mise en avant d’objectifs de performance régulièrement évalués,
- La philosophie « workfarienne », néologisme que j’invente et qui fait référence, par opposition au welfare state (l’État-providence), aux théories du workfare state mettant en avant des prestations sous conditions : efforts des bénéficiaires et plus globalement, activation (mise en mouvement par injonction ou contrat) des bénéficiaires, des pratiques et des organisations,
- La philosophie « libérale-libertaire » de l’action sociale : mis en avant de règles du jeu réelles, mais réduites, avec une grande liberté des acteurs dans un marché, avec choix des dispositifs, et prédominance des alternatives à l’institutionnalisation (chacun choisit et définit son service).
… et qui sort du dernier quinquennat avec un sentiment d’effarement
Dans les toutes dernières années, le secteur social et médico-social a été profondément bousculé par des approches réformistes radicales, brouillonnes, souvent énoncées de manière brutale, toujours réalisées dans l’improvisation :
- à la fois clientélistes à l’égard de certaines populations (victimes, handicapés en général, autistes en particulier) et défiantes à l’égard d’autres (jeunes délinquants, chômeurs tricheurs, étrangers profiteurs, etc.),
- construites essentiellement autour des logiques comptable et gestionnaire, dans la filiation du new public management et de la philosophie workfarienne, exprimées de manière agressive et dévalorisante. Se sont ainsi généralisées les mises en concurrence, l’appel aux mécanismes du marché (voir par exemple la liberté importante pour les évaluations externes), les impératifs gestionnaires appliqués mécaniquement (par exemple, une baisse des budgets de tous les CHRS de 10 % sur 3 ans), la nécessité d’appliquer des normes d’activités ou de performances sans pertinence (avec de nombreux organismes, coûteux, chargés de produire des tableaux ou ces normes, comme l’ANAP par exemple), une vision managériale presque unique, des plans stratégiques et territoriaux changeant régulièrement,
- organisées avec une apparence : une ouverture officielle au débat (des éléments de langage continuels) alors qu’en réalité, les décisions étaient souvent prises par un seul homme (le président souvent) ou des cellules ne connaissant pas le terrain. Nous avons été confrontés à l’usage envahissant du terme de « gouvernance », paradoxe puisque la pratique montrait un dévoiement important du concept, qui n’est pas simplement la clarté des circuits de décisions politiques, ou des instances de décisions, mais une démarche subtile d’association aux décisions (implication des parties prenantes dans l’élaboration des diagnostics et des modes de mises en œuvre des orientations politiques)
- construites sur des discours : les premiers distillent une méfiance généralisée à l’égard des prestataires et professionnels (qui ne feraient que résister au changement), la haine suintant parfois dans les propos, tricheurs et dépensiers, qu’il convient de contraindre subtilement en leur faisant endosser par eux-mêmes des obligations, des normes, des chiffres, des économies ; les seconds utilisent une langue caoutchouc (la novlangue éthico-managériale de Michel Chauvière) où percent de vagues concepts éthiques et des pratiques managériales s’auto justifiant, voire s’auto glorifiant.
Le comble, dans cette forme communicante a été l’arrogance ainsi que le déni. Pas simplement sur un plan politique (nous avons entendu des responsables de l’ancienne majorité affirmer lors des dernières campagnes que l’arrogance était hollandaise et l’humour sarkoziste !), mais aussi sur le plan de l’action sociale et médico-sociale : toute autre politique ne pourrait être qu’irresponsable, tout va très bien, la réussite de la politique entreprise est indéniable. Évidemment, ce constat résistait mal à l’analyse : jamais autant de moyens, de normes, de textes et directives pour restructurer et réorganiser, mieux gérer, pour des résultats peu éclatants (en termes d’économies ou de meilleure gestion, d’amélioration de la qualité, de réussite des programmes sociaux et médico-sociaux).
Une situation qui oblige à un changement de style
Chacun l’aura compris, il est nécessaire de reconstruire… alors que le nerf de la guerre (les marges budgétaires) est absent. Partie prenante de la nouvelle politique à mettre en oeuvre, je regarde les nécessités avec mesure et volontarisme.
Le premier axe de la reconstruction ne sera pas, à mon sens, politique ou budgétaire, mais concernera la forme de dialogue et d’écoute des décideurs politiques et des responsables administratifs avec les acteurs du secteur social et médico-social. Elle devra se développer dans 5 directions :
- La sollicitation, avant toute réorganisation d’un système en place ou avant tout nouveau programme, du point de vue des parties prenantes (représentants d’usagers, professionnels, organismes gestionnaires). Dans cette optique, la conférence sociale de juillet 2012 et ses 7 thèmes de travail est une réelle avancée, mais il reste de nombreux champs à travailler au niveau national comme dans les territoires quand on pense action sociale et médico-sociale. J’insiste sur le fait qu’il sera nécessaire d’exiger, par la loi, que tout schéma départemental d’action sociale (collectivités départementales ou services déconcentrés de l’État), que tout schéma régional d’organisation médico-sociale (qui dépend de l’ARS) comportent obligatoirement cette démarche participative avec les parties prenantes, dans les 2 temps que sont l’élaboration d’un diagnostic et l’élaboration des fiches actions.
- La réalisation de véritables études de besoins avant toute construction d’un schéma stratégique : de ce point de vue, les cabinets de conseil qui agitent de très belles présentations pour des études stratégiques, sans véritable connaissance des études techniques ou cliniques des besoins, devenus envahissants, et donc à proscrire pour l’avenir. De même dans le cadre de la funeste RGPP, nous avons vu des cabinets noirs venir sur site et s’enfermer dans des études de dossiers, sans connaissance du travail de terrain pour produire des plans stratégiques inadaptés. Heureusement, la RGPP, pratique antidémocratique par excellence (puisque jamais présentée au Parlement), est aujourd’hui derrière nous.
- La manifestation d’un intérêt des décideurs et des pouvoirs publics pour les pratiques de terrain et non seulement pour des indicateurs de performance ou de respect des normes, avec notamment un abandon de tous les jugements à l’emporte-pièce sur les structures qui y oeuvrent, ou sur les soi-disant résistances au changement des équipes. Préférons de véritables évaluations du travail engagé, ici ou là, plutôt que des jugements a priori et surtout définitifs.
- Un réel intérêt des décideurs publics pour l’examen des difficultés de tous ordres que peuvent vivre les personnes en difficulté, sans jugement a priori (entre celles qui seraient victimes et donc à protéger, et celles qui seraient fautives, donc à condamner), sans refuge dans des propos lénifiants et pseudo-conceptuels mêlant l’éthique et le management.
- Enfin le refus des dénis de réalités (du type affirmatif, présentant des besoins pris en compte quand ils ne le sont que partiellement, présentant une problématique complexe sous l’angle d’un chiffre clé, forcément réducteur ou tronqué), ou la politique de communication factice (de type « ce qui a été fait est merveilleux », ou encore « la RGPP réussit » avec utilisation de pseudo-statistiques).
Le parler vrai s’impose enfin, avec des mots attentifs et non stigmatisants, mais surtout une réelle approche de la complexité. N’oublions pas Mendes France et sa philosophie en action publique : « aimable ou pas, considérer le réel, le vécu, plutôt que l’imaginaire, le souhaitable »
Prochain épisode : quel changement dans les moyens de l’action sociale et médico-sociale ?
Daniel GACOIN
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