Des débats caricaturaux…
De nombreux débats agitent, sur le plan des méthodes d’accompagnement, les professionnels des structures sanitaires, sociales et médico-sociales : l’exemple de l’autisme est éclairant, présenté de manière caricaturale et clivée par les médias grand public. On trouve ainsi, d’un côté, l’obscurantisme supposé des psychanalystes en France, et de l’autre, des méthodes neuro-comportementales censées faire des miracles, que d’autres pays peuvent mettre en place alors qu’elles seraient interdites en France par un lobbying de nos obscurantistes : voir à ce titre sur le site Rue 89 un article de novembre 2011 (cliquer ici pour y accéder), montrant en outre que les clivages sur ces débats dépassent largement les clivages droite / gauche. Attention, cet article et le petit documentaire qui l’accompagne sont caricaturaux et même manipulateurs, surtout quand on regarde ensuite l’article qu'il introduit, un mois plus tard (cliquer ici pour y accéder).
Sur le plan des prises en charge et traitements de personnes présentant des troubles du comportement ou du psychisme, un débat sur le handicap psychique agite, de manière moins médiatisée, nos structures sociales et médico-sociales (j’invite le lecteur à cliquer ici pour accéder au dernier rapport de l’IGAS sur la question) :
- Opposition entre ceux qui affirment que le concept n’est pas pertinent (maladie à soigner, sur le long terme, et non pas trouble à aborder par sa dimension invalidante et la situation qu’elle crée) et ceux qui affirment le progrès qu’a constitué l’acceptation du handicap psychique dans la loi de février 2005 après plusieurs rapports et études dans ce sens. Attention, le mot lui-même n’est pas repris dans cette loi, mais implicitement contenu dans les termes « trouble de santé invalidant ». Le handicap y est en effet défini par ses causes (« altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant »), et par ses conséquences, une situation handicapante («limitation d’activité ou toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne »).
- Opposition entre ceux qui pensent pertinentes les approches éducatives, rééducatives, socio-éducatives, et ceux qui pensent que la question du soin est occultée,
- Opposition entre les conceptions mêmes du soin : la thérapeutique comme dispositif d’émergence du sujet (avec approches spécialisées, psychothérapiques, et construction du cadre institutionnel thérapeutique), ou la thérapeutique pensée comme apaisement des troubles pour faciliter le lien avec des réalités socio-éducatives,
- Opposition entre des tenants des origines neurologiques (ou génétiques, ou neuro-cognitives, ou biologiques) des troubles, et ceux affirmant leurs origines psychologiques, ou encore leurs origines sociologiques.
J’ai un sentiment toujours mitigé sur ces questions. D’une part, je crois à la pluri-causalité, et même à une approche systémique des situations, avec le sentiment que, sans dogmatisme, la pluri-disciplinarité est utile. D’autre part, je suis pour la rigueur dans les choix et les hypothèses méthodologiques, préférant une approche fondée, suivie jusqu’au bout pourvu qu’elle reste humaine, plutôt que l’adoption mollassonne de toutes les approches. En outre, j’apprécie de voir, sans perte de points de vue, des spécialistes bâtir des ponts entre disciplines, par exemple des psychiatres-psychanalystes acceptant de travailler avec les généticiens et leurs neuro-scientifiques.
Mais surtout, je ne supporte pas les affirmations conceptuelles ou méthodologiques erronées, portées par des visions idéologiques. Dans le secteur social et médico-social, l’ouverture reste difficile, et je rencontre aujourd’hui autant de dogmatisme chez les tenants des approches psychologiques ou sociologiques que chez ceux des approches neuro-comportementales, leur dogmatisme étant souvent relayé par des contenus approximatifs des médias grand public.
Un article bien intéressant de la revue Esprit
Dans le prolongement des réflexions précédentes, j’ai donc été particulièrement intéressé par un article charpenté, scientifique, écrit par un neurobiologiste directeur de recherche au CNRS, François Gonon, à propos de la psychiatrie biologique. Cet article a pour titre « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », il est publié dans le numéro de novembre 2011 de la revue Esprit. En allant sur le site, vous pourrez exceptionnellement lire cet article sur écran (mais pas le télécharger) : cliquer ici pour y accéder. Au passage, je continue à recommander la lecture de la Revue Esprit, si influente depuis quarante ans pour fonder et faire évoluer le travail social, entre autres.
L’article propose un bilan, scientifique : les réels apports, ces trente dernières années, de la psychiatrie biologique, cette « science des comportements, sur des bases biochomiques, génétiques, physiologiques ou neurologiques, s’appliquant à la compréhension ou au traitement de la maladie mentale » C’est particulièrement intéressant car le contenu n’est pas écrit, à charge, par des psychanalystes, mais par un neurobiologiste, de manière équilibrée, neutre, avec étude de la presse scientifique, notamment des revues les plus autorisées (Science, Nature, JAMA, etc.) donc irréfutables.
Premier regard de l’article : la grande ambition et les belles promesses
Au cœur des années 1960-1970, la découverte de médicaments psychotropes efficaces, les vrais premiers résultats en neurosciences (maladie de Parkinson), les progrès de la neurobiologie, de l’imagerie cérébrale, de la neurochirurgie permettent l’émergence d’un discours : « tous les troubles mentaux peuvent et doivent être compris comme des maladies du cerveau ». Parallèlement se diffuse donc un nouvel espoir : les troubles psychiatriques (traduits en termes neurologiques) pourraient bientôt être soignés sur la base des nouvelles connaissances. Ce qui fut important dès ce moment là, c’est que le grand public adhéra vite à la conception exclusivement neurobiologique des troubles mentaux. Les conséquences : l’American Psychiatric Association (APA) mettait alors en avant l’intérêt d’une révision de la classification des troubles mentaux, devenue en 1980 le DSM-3 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) centré sur les syndromes en cinq axes, se voulant a-théorique afin d’améliorer la fiabilité et la viabilité des diagnostics. Rappelons que le DSM, tout en étant décalé par rapport à la Classification Internationale des Maladies (CIM) de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), est souvent repris comme une référence par les cliniciens, chercheurs, psychiatres, mais aussi par les compagnies d'assurance santé et laboratoires pharmaceutiques. Le but, avec le DSM-3, était de faire entrer la psychiatrie dans le champ de la médecine scientifique en élaborant une neuropathologie liant causalement des dysfonctionnements neurobiologiques à des troubles mentaux. Les chercheurs indiquaient être sur la piste de découvertes importantes, celles d’anomalies génétiques dans les maladies mentales. Enfin en ligne de mire, on voyait poindre une nouvelle gamme de médicaments, fine et adaptée, pour tous les troubles mentaux : hyperactivité des enfants et adolescents, schizophrénie, etc.
Deuxième regard de l’article : le réel bilan aujourd’hui
La thématique générale (l’espoir fait place au doute) des constats de l’article est établie à partir d’une étude rigoureuse de toutes les publications scientifiques internationales reconnues :
- alors qu’en 1999 à l’occasion d’une préparation de la nouvelle écriture du DSM (le futur DSM-5) l’APA parlait d’étayer le diagnostic de nombreux troubles mentaux par des indicateurs biologiques (tests génétiques, observations par imagerie cérébrale), cette même APA convient en 2010 qu’aucun indicateur biologique n’est suffisamment fiable pour mériter de figurer dans cette nouvelle version
- dans un article de la revue Science de 2010, l e principal organisme de recherche américain en psychiatrie biologique (le NIMH : National Institute of Mental Health) indique que « les cibles moléculaires des principales classes de médicaments psychotropes actuellement disponibles ont été définies à partir de médicaments découverts dans les années 1960 à partir d’observations cliniques ». Les recherches en neurosciences n’ont pas abouti à de nouvelles classes de médicaments psychotropes.
- l’efficacité des médicaments découverts dans les années 1950-1960 s’est avérée peu probante, à long terme, pour des troubles sévères. Pour des troubles moins importants, l’exemple des antidépresseurs montre qu’ils sont efficaces dans un premier temps, mais montre aussi un taux de rechute de l’ordre de 70 % ; en outre, la différence avec un traitement placebo n’est que faiblement significative, uniquement dans les dépressions les plus graves. Ce qui fait que, toujours selon la littérature scientifique la plus autorisée, « ce sont les psychothérapies (et les psychanalyses) qui s’avèrent à long terme les plus efficaces ».
- alors qu’il est prévu d’avancer dans des découvertes génétiques, pour des troubles majeurs (schizophrénie par exemple), les recherches n’ont rien prouvé, ainsi que le présente un article de Nature de 2008. Pour des troubles les plus fréquents, tel le déficit d’attention avec hyperactivité (TDAH), les études initiales des années 1990 n’ont pas été confirmées. Et même les études actuelles sur de grands nombres de patients aboutissent au résultat inverse : les chercheurs admettent maintenant le rôle central de l’environnement dans le développement de troubles mentaux. La génétique n’a identifié que quelques anomalies dont les altérations n’expliquent qu’un très petit pourcentage de cas, uniquement les troubles psychiatriques les plus sévères : pour l’autisme, la schizophrénie, le retard mental et trouble bipolaire de type 1 (avec épisode maniaque nécessitant une hospitalisation), le pourcentage d’anomalies génétiques est le plus élevé pour l’autisme, mais n’est que de 5 %. Mais comme ces études ont été publiées dans des revues renommées, les médias les ont présentées comme des découvertes de premier plan, notamment en reprenant des références, dans ces études, à des recherches précédentes parlant de la forte héritabilité (le même trouble chez un parent) de troubles, mais en admettant ne pas pouvoir prouver une cause : les médias ne reprenaient alors que les premiers éléments (rappel de l’héritabilité).
- les recherches en épigénétique (étude des modifications des gènes par l’influence de l’environnement et de l’histoire) sont en plein essor (publications multipliées par dix entre 2000 et 2010) et confirment des données archi-connues : les expériences précoces conditionnent la santé mentale des adultes. En 2010, un article de la prestigieuse revue Nature Reviews Neuroscience affirme le lien entre pauvreté et santé mentale et conclut : « la priorité devrait être donnée aux politiques et programmes qui réduisent le stress parental, augmentent le bien-être émotionnel des parents et leur assurent des ressources matérielles suffisantes ». Un autre article de la revue Science indique que « le chemin entre l’observation de corrélations ponctuelles et le décryptage de chaînes causales sera très long » et que « de nombreux groupes ont dépensé beaucoup d’efforts et d’argent en recherche chez l’homme sans trouver de résultat positif ».
- finalement, les publications scientifiques récentes sont explicites : aucune cible pharmacologique nouvelles, aucun mécanisme thérapeutique nouveau depuis 40 ans (article de la revue Science de 2010), des pistes pour identifier des altérations géniques (5 % des cas en autisme) notamment pour quelques troubles graves, sans pouvoir étendre l’appréciation pour l’ensemble des troubles psychiatriques.
Troisième regard de l’article : un discours constant basé sur la promesse
Selon F. Gonon, « si tous les leaders de la psychiatrie biologique reconnaissent que la recherche neurobiologique a pour l’instant peu apporté à la pratique psychiatrique, la plupart continuent à prédire des progrès importants dans un futur proche ». C’est donc, malgré les faibles apports, une rhétorique constante de la promesse qui est décrite, au point que la revue Science publiait en février 2011 un article parlant de « bulle génomique », pour parler et critiquer l’inflation de promesses irréalistes dans la littérature scientifique concernant les déterminants génétiques des maladies. Pour l’auteur, cette rhétorique pose trois questions : son mode de production, son impact, ses conséquences.
Le mode de production est construit autour de 3 dérives. La première, venant des chercheurs, est leur contribution à la déformation des recherches : par exemple des incohérences flagrantes entre résultats et conclusions (cas rare), ou des conclusions fortes affirmées sans mentionner les quelques données qui relativisent la portée de la conclusion (cas plus fréquent), ou affirmations abusives de résultats d’études précliniques, ouvrant de nouvelles pistes thérapeutiques (cas plus fréquent : F. Gonon montre cette dérive dans 23 % des articles sur le TDAH). La deuxième dérive est appelée biais de publication (articles scientifiques citant de préférence les études en accord avec les hypothèses des auteurs, prédominance de publications sur des résultats positifs ou confortant des hypothèses plutôt que sur des résultats négatifs). Une autre dérive vient du langage utilisé : un vocabulaire prêtant à confusion. Par exemple, une étude publiée en 2010 par la revue The Lancet, montrant une plus grande fréquence de délétions et duplications sur des chromosomes (7 % chez des enfants en bonne santé, 12 % chez des enfants présentant des TDAH) est devenue dans sa présentation par le journal Le Monde « La génétique impliquée dans l’hyperactivité ». La démonstration est implacable : on part d’une observation, on aboutit à des mots flous, on en ressort avec le sentiment d’une relation causale.
L’impact de ces distorsions est d’autant plus important que les médias entretiennent systématiquement des propos sur des supposées découvertes, sur des supposées solutions imminentes dans tel ou tel syndrome. Mais l’impact est surtout dans les conceptions : chez les américains, une évidence s’impose... les troubles mentaux sont majoritairement (pour 67 % des sondés) des maladies du cerveau d’origine génétique. Et cela, même si les recherches récentes mettent en avant l’influence majeure des facteurs environnementaux… Malgré tout, la rhétorique de la promesse, privilégiant la psychiatrie biologique, est permanente.
Les conséquences sont évidentes. Concernant les États-Unis, l’article montre un parallèle entre le discours réductionniste des causes des troubles mentaux et la prévalence des troubles eux-mêmes. Par exemple l’enquête de l’OMS de 2003 publiée dans la prestigieuse Revue JAMA montrait une prévalence élevée aux USA (7,7 %), bien moindre en France 2,7 %, même si une moyenne de 6 pays européens montre une prévalence bien plus faible (1,6 %). Donc, la santé mentale des américains est bien mauvaise, malgré la progression des soins médicamenteux. L’auteur, avec un raisonnement rigoureux, ne fait aucune relation de cause à effet, simplement, il recherche des corrélations : une prévalence de troubles mentaux plus importante aux USA, terre d’élection de la psychiatrie biologique, un taux d’incarcération également plus élevé (7,6 / 1000 habitants aux USA en 2008, pour 0,96 / 1000 habitants en France et 1,07 / 1000 habitants pour la moyenne de 6 pays européens cités plus haut), un taux de troubles mentaux plus importants pour des naissances prématurées avec des mères adolescentes, etc.
Quatrième regard de l’article : des interrogations plus larges
La souffrance psychique est plus largement médicalisée aux Etats-Unis, avec un système pénal qui est la première ressource de soins psychiatriques, ce qui montre une politique de santé mentale lourde de menaces à long terme pour les plus défavorisés : taux de médicalisation qui augmente, taux d’incarcération multiplié par cinq.
L’auteur interroge le type de démocratie et formule une hypothèse, en partant des thèses du sociologue François Dubet (déjà présenté dans ce blog) : la démocratie basée sur « l’égalité des chances » aux USA est-elle davantage génératrice d’inégalités sociales et de souffrances psychiques que les démocraties du continent européen, basées sur « l’égalité des places » ?
Mes propres réflexions
Dans tous les cas de figure, je retiens la base de l’argumentation pour les structures sanitaires et médico-sociales en France. Tout trouble mental peut être appréhendé sous des angles complémentaires : neurobiologique, psychologique et sociologique. Le réductionnisme est un vrai danger, tant sur l’approche soignante (ne pas évacuer les nécessaires améliorations des conditions de vie et les approches psychothérapiques) que dans les conséquences sociales (participer à des inégalités et finalement à l’augmentation des troubles). Une belle leçon pour l’avenir, d’autant que les structures médico-sociales commencent à voir un réel phénomène d’envahissement du handicap psychique (de 20 à 30 % des usagers, selon les structures). Il nous manque d’ailleurs une statistique plus avérée, qui viendrait ainsi aider à reconsidérer les répartitions de moyens.
Daniel GACOIN
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