Pour ce troisième épisode sur la Protection de l’Enfance, je reviens sur la prévention précoce, un des axes des réformes en cours. Et parmi les supports commentés dans ce billet, j’utiliserai les écrits du collectif « Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de 3 ans ».
La question de la prévention précoce
En matière de protection de l’enfance, la prévention précoce a toujours été préconisée, de manière unanime du côté des travailleurs sociaux, à propos des difficultés familiales ou parentales pouvant être vectrices de situations à risques : dans l’esprit des préconisations, il s’agit non de stigmatiser, de pénaliser, mais de penser des modes de soutien positifs, individualisés, construits avec les personnes concernées, visant l’intérêt de l’enfant, il s’agit également d’intervenir avant une dégradation, aboutissant à de telles situations de danger (pour les enfants) que n’existerait plus, comme solution, qu’une décision de séparation et de placement. Cette prévention précoce est autant une question d’environnement général porteur d’accueil et de soutien, qu’une question d’intervention rapide, individualisée et adaptée, ce qui n’est possible qu’avec des modalités pertinentes de repérage.
La naissance du collectif « Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de 3 ans »
La création de « Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de trois ans » n’est pas due à la réforme de la protection de l’enfance, mais à un contexte général de stigmatisation de familles « supposées laxistes » à l’égard d’enfants présentant des comportements agressifs et ce, dès le plus jeune âge. Il faut se rappeler les paroles des responsables publics en situation ascendante, au milieu des années 2000 : d’un côté des remises en cause des familles « irresponsables », des mentions régulières de comportements d’enfants agressifs dans leur lieu de socialisation (dès la maternelle), et d’un autre côté, la mise en cause des mineurs délinquants, de plus en plus jeunes (avant quinze ans), la mise en cause d’un discours et de pratiques supposées essentiellement « protectrices » des délinquants au détriment de leurs victimes.
Dans ce contexte, deux éléments vont mettre le feu aux poudres :
> Un rapport de l’INSERM en 2005, faisant état « d’un trouble des conduites » chez les jeunes enfants et proposant à la fois des méthodes de repérages de ces situations et la nécessité de leur traitement (des méthodes comportementales ou médicamenteuses). Il présente surtout un lien entre ces situations « de trouble des conduites » et la délinquance future à l’âge adolescent ou adulte. Le document était fortement orienté (tant les études de terrain que les références théoriques) par les spécialistes anglo-saxons, américains notamment.
> Des projets gouvernementaux sans cesse mis en avant pour la prévention et le traitement de la délinquance, en intervenant le plus tôt possible, dès les premières années, dans les situations de troubles répétés, notamment à partir d’un carnet de comportement dès la maternelle.
Dans la foulée, des pédopsychiatres, neuropsychiatres ou psychanalystes, puis des spécialistes de l’enfance et de l’adolescence sont montés au créneau pour dénoncer l’aberration de ces approches. La dizaine de spécialistes du départ (Pierre Delion, pédopsychiatre du CHU Lille, Bernard Golse, pédopsychiatre à l’hôpital Necker, Boris Cyrulnick, neuropsychiatre, Christine Bellas-Cabane, représentant le syndicat des médecins de PMI, Sylvianne Giampino, représentant l’association des psychologues de la petite enfance, François Bourdillon, président de la Société française de santé publique) sont devenus des milliers (195 000 exactement) de signataires d’une pétition diffusée par Internet Le résultat a été l’abandon dans le projet de prévention de la délinquance du volet « dépistage et traitement dès le plus jeune âge ». Par ailleurs, la mise en cause des méthodes d’expertise de l'Inserm dans le domaine de la santé psychique a abouti à une évolution au sein de cet organisme (rappel de principes éthiques, prise en compte des spécificités propres de notre culture européenne, etc.).
Les nouveaux travaux de « Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de 3 ans »
Plusieurs colloques ont permis, depuis les premières mobilisations, d’élargir la base de réflexion et les apports du collectif originel. En 2011, deux ouvrages viennent apporter une palette de contenus, à méditer, ce qui ne veut pas dire à accepter sans discussion. Ils sont publiés avec l’idée que les projets gouvernementaux, mais plus largement une certaine demande sociale, n’ont pas abandonné l’idée qu’un fichage, qu’un primo-traitement (au sens d’élimination des symptômes gênants) dès le plus jeune âge seraient nécessaires pour éviter une traduction plus tard, quasi automatique dans l’esprit de ceux qui formulent ces propositions, par la délinquance des enfants concernés
> Le premier document est un petit livre : « Manifeste : pour une prévention prévenante (édité chez ERES, vendu à 3 euros !). Il présente une introduction indiquant que depuis 2006, une prévention prédictive, un contrôle dès le plus jeune âge avec formatage des comportements admis et des comportements à traiter, ne sont pas exclus des projets gouvernementaux et reviennent même par vagues. Il propose de développer les fondements d’une prévention réelle, non prédictive, prévenante, humanisante et efficace. Dans cette optique il présente des fiches de réflexion. Cela va d’une fiche contextuelle (la prévention précoce, une invention venue d’ailleurs ?) à des fiches techniques montrant la faiblesse scientifique, le caractère iatrogène (favorisant ce qu’on est censé combattre ou créant d’autres troubles) des approches scientifiques proposées (par exemple des prédictions sans études réelles et sérieuses, par exemple l’élargissement « du trouble des conduites » en sous-items dans la classification internationale des troubles psychiques, permettant de développer des approches comportementales ou médicamenteuses), et enfin une fiche générale de propositions pour développer des politiques et des pratiques de prévention précoce prévenante.
> Un deuxième ouvrage (toujours publié chez ERES), beaucoup plus détaillé, plus hétérogène aussi dans son contenu : « Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond ! ». Il est très intéressant sur le cœur de cible des travaux du collectif « Pas de 0 de conduite ». En effet, il détaille toutes les critiques scientifiques et méthodologiques sur les méthodes de repérage et de traitement des troubles de la conduite chez les tout-petits, d’apprentissages parentaux également. Il est construit en trois parties, après les textes introductifs présentant les enjeux : développer « la prévention et l’éducation », par opposition à « la prédiction et au conditionnement ». La première partie est technique : elle développe les approches prédictives (fondements et pratiques) et leur impasse (des schémas décrivant les déterminants à surveiller de la naissance à l’adolescence), par opposition à une approche alternative (quel plaisir de lire l’exemple des travaux de Serge Tisseron, un spécialiste bien connu de l’influence de la télévision et des nouveaux médias sur les enfants !). Le deuxième chapitre présente des pratiques prévenantes : j’ai adoré les propos du psychanalyste S. Missonnier en faveur « d’une prévention « prévenante, métaphoriquement comparable à une anticipation parentale suffisamment bonne », correspondant « à une illusion anticipatrice tempérée » (un concept fondamental développé par les psychanalystes, notamment René Diatkine). Une troisième partie est plus politique, avec une base de réflexion sur des critiques plus générales (médicalisation des sentiments et industrie pharmaceutique, obsessions évaluatrices des politiques publiques, philosophie sécuritaire et démocratie normalisante) et des conclusions (formulées par Bernard Golse avec un résumé de propositions) bien intéressantes.
Conclusions
De tous ces propos, il ressort une idée centrale : entrer dans une approche de repérage de troubles avec une vision déterminante et prédictive est une erreur qui génèrera de la maltraitance, et à terme des augmentations des troubles, individuels et sociétaux. Il convient de le dire et le redire… Des propos plus périphériques montrent toute la diversité et l’hétérogénéité des approches dans un collectif : des critiques radicales d’un côté (et parfois outrancières), des critiques plus scientifiques de l’autre (qui font mouche souvent), des propositions (parfois un peu floues sur des moyens pour des structures d’accueil de qualité, parfois plus précises sur des stratégies pour aider des parents ou des enfants). L’ensemble est incontournable.
Mais il me laisse à penser que la concomitance des 2 lois du 5 mars 2007 (réforme de la protection de l’enfance, loi de prévention de la délinquance), que le lien qui a été fait entre prévention des difficultés (sociales et familiales des familles, de comportement ou d’élaboration d’enfants en difficulté) et élimination des troubles sociaux, voire de la délinquance, sont des hérésies, à terme porteuses d’une augmentation des troubles évoqués. Mais surtout que cette hérésie peut avoir une autre conséquence, retirer définitivement toute pertinence scientifique, sociale, soignante à une approche préventive sérieuse en protection de l’enfance. Les acteurs de la protection de l’enfance, dans un esprit de résistance (qui parfois perce dans certains propos de ces 2 ouvrages), refuseraient ainsi de s’associer à toute approche préventive, en assimilant prévention et répression : ce serait dramatique. Heureusement ce n’est pas l’intention de « Pas de 0 de conduite » …
Daniel GACOIN
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