A l’heure où la philosophie « rationnelle humaniste », contenue dans la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, se transforme, voire se dénature, dans une stratégie managériale et malheureusement uniquement comptable, nous continuons à voir fleurir des textes qui, tout en soutenant une rationalisation des organisations et des moyens, gardent une apparence : des mots grandiloquents hérités de concepts pas toujours utilisés à bon escient.
Dans ce cadre, un des termes souvent utilisés pour notre secteur, dans les projets associatifs ou d’établissements, dans des instances éthiques, parfois même dans des textes législatifs, est celui de dignité : « conserver aux personnes les plus dépendantes leur dignité », « intervenir voire stigmatiser tout comportement indigne », « lutter pour le droit à la dignité »,… sont ainsi des expressions courantes dans ces documents, pas toujours référées à des définitions réfléchies. Elles indiquent certes une intention, reliée à des valeurs, comme quand il est aussi question du « nécessaire respect des personnes » ou de leur « bientraitance ». Mais des demandes de précisions sur les idées qui les sous-tendent ou sur les pratiques qu’elles supposent entrainent des réponses évasives, des lapalissades, des contenus consensuels certes, mais vides de sens. J’ai même lu un programme politique proposant de changer la devise de la République, en accolant aux trois principes de « liberté, égalité, fraternité » celui de « dignité ».
C’est pourquoi j’ai été particulièrement intéressé par un livre écrit par un philosophe, Éric FIAT, ayant pour titre « Grandeurs et misères des hommes, petit traité de dignité » , édité il y a un an dans la collection Philosopher de Larousse. Ce livre est un petit bijou, d’abord parce qu’il est écrit dans une langue fluide, avec des histoires de vie limpides, même quand elles sont terribles, mais surtout parce qu’il présente une construction structurée du concept de dignité, rédigée avec une pédagogie, un souci du lecteur, qui font plaisir. Son auteur est maître de conférence à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et professeur au Centre de formation du personnel hospitalier de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (*).
La question de la dignité
Eric FIAT part du constat que la dignité est un « concept à la fois vague et à la mode », « à la mode de chez nous », « instrumentalisé pour justifier tout et son contraire », « la doxa contemporaine voulant que la dignité soit attachée à l’humanité comme telle et que tout homme ait une valeur absolue ». « Ce qui était privilège devient bien commun », ajoute t-il. L’envahissement « de déclarations grandioses » ne parvient pas à cacher des hésitations et finalement une triple ambiguïté :
- La « coutumière difficulté des champions de la dignité à produire le fondement sur lequel s’appuyer »,
- Le fait que, « bien que la dignité soit présentée comme intrinsèque à l’humanité comme telle, nombre de contemporains jugent que certaines situations font perdre à l’homme sa dignité »,
- La difficulté de « maintenir ensemble l’idée d’une dignité inaliénable de l’homme et la stigmatisation de certaines conduites comme radicalement indignes ».
Pour aborder ces ambiguïtés et les questions qu’elles entrainent, l’auteur propose de philosopher : chercher ce qui, en l’être de l’homme, justifie qu’on dise tout homme digne, s’interroger sur les menaces extérieures (misères de certaines conditions) ou intérieures (misères de certains comportements), sur le fait que l’homme doit garder sa propre dignité, parce qu’il y a en lui autant de misérable que de grand, d’angélique que de bestial.
De dignes portraits, des portraits d’indignes
L’originalité de l’ouvrage consiste à présenter d’abord des portraits et parcours de vie, de personnes dignes ou indignes, en montrant toute l’ambiguïté de ces appréciations. De Mademoiselle Henriette au Général de Gaulle (se recueillant avec sa femme devant la tombe de leur fille trisomique, lui prenant la main, en lui disant : « Vous voyez, Yvonne, maintenant, elle est comme tout le monde »), de Dom Juan à Philibert de Boeldieu (une histoire fictive, mais terrible), de Elsa à Chantal ou Julie, ou Anna, Eric FIAT montre que le plus digne n’est pas toujours celui auquel on pense, qu’il existe une grandeur des misérables et une misère des grands, une dignité de ceux que l’on dit indignes et une possible indignité de ceux que l’on croit dignes : « la conduite d’aucun homme ne peut être dite totalement digne, aucun homme n’est radicalement grand ». Il propose de regarder l’homme autrement qu’à travers un jugement inconditionnel sur sa dignité, de pouvoir le connaître, comme une personne et non un personnage, une personne qu’il définit ainsi : « un être au travers duquel sonne la loi morale et non point forcément celui qui en a conscience ».
Cinq conceptions de la dignité selon Eric FIAT
La deuxième originalité de l’ouvrage consiste en des lectures différentes du concept de dignité (la dignitas signifiant la valeur absolue et venant de dignus : qui vaut, qui a de la valeur).
> Une première conception, son origine même, selon Eric FIAT, est bourgeoise. Elle tranche avec la noblesse (se souciant davantage d’honneur que de dignité, provenant du rang et d’un héritage). Cette conception bourgeoise se traduit par deux visions. La première concerne la valeur de dignité d’un homme, moins une affaire d’état, plus une affaire de comportement : la vertu et le talent ne s’héritent pas et sont dits dignes ceux qui ont une conduite exemplaire. Attention, dans cette vision, la grandeur est également réserve, retenue, distance, pudeur. La deuxième vision est celle d’un accès égal à la dignité qui introduit néanmoins une distinction entre ceux qui sont dignes et ceux qui ne le sont pas, c’est une vision discriminante et hiérarchisante, la dignité étant relative à la conduite, qui a généré l’invention d’un « dignitomètre », lié au souci du maintien et de la tenue, au souci des œuvres, mais davantage lié à l’apparence de la vertu qu’à la vertu de l’apparence.
> Une deuxième conception est monothéiste. Elle indique que tout homme a une dignité qui lui est intrinsèque, inconditionnée, inconditionnelle du seul fait que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance. Cette conception donne au concept de dignité une grande fragilité (si Dieu n’existait pas par exemple…), et génère un effet pervers : Dieu va vers l’homme qui a perdu sa dignité, comme le chrétien va vers les pauvres, les malades, les souffrants, les disgracieux, les abandonnés… réinscrits ainsi dans la dignité de Dieu. Ceci crée une inversion des valeurs, au point de pouvoir justifier la souffrance.
> Une troisième conception est kantienne. Elle est traduite dans l’ouvrage d’Emmanuel Kant de 1785, Les fondements de la métaphysique des mœurs, et s’appuie sur une pensée : « tous les hommes sont dignes d’une dignité absolue et doivent être respectés, et ceci, même si Dieu n’existe pas ». Cette conception démocratise la dignité (pour tous, contrairement à la conception bourgeoise), et refuse tout degré ou parties dans la dignité. Elle consiste également à faire dériver la dignité de la présence en l’homme de la loi morale, d’une même loi morale en tout homme, même chez le criminel ou le plus inhumain, même en absence de conscience morale. Tout homme a ainsi droit au respect (considération, égard pour) de sa dignité inaltérable, en tant que telle, mais pour l’auteur avec une limite : aucune prise compte de l’autre, de la relation.
> Une quatrième conception, précisément, est relationnelle. Elle trouve son origine chez Hegel : « sans la reconnaissance d’autrui, l’homme n’est que chose vivante et non pas homme en pleine dignité ». L’homme a besoin de cette reconnaissance, ce qui ne signifie pas que la reconnaissance fasse la dignité (en cas de non reconnaissance, on dira qu’elle est méconnue, mais pas annulée). Le sens de la reconnaissance ? C’est un aveu, une manière de se rendre à l’évidence d’une valeur infinie de l’homme même s’il est fini. Ainsi, la reconnaissance accorde, accomplit l’homme, lui permet de réaliser pleinement une dignité qui, sans elle, ne vivrait qu’à « l’état de puissance ». Si l’on ne perd donc pas sa dignité dans cette vision, on peut en perdre le sentiment.
> Une dernière conception est moderne. L’auteur, en la relatant, est particulièrement critique : y est présente à son sens l’idée que l’obligation tyrannique de se retenir (conception bourgeoise) est remplacée par l’obligation tyrannique de se lâcher, que l’aveu (reconnaissance hégélienne) et le désir de la distinction est remplacé par celui de l’indistinction. Chez l’homme, la passion démocratique réclamant une égalisation des conditions (des droits, sociale, des sexes…) a entraîné la passion d’une maîtrise technique de la nature (comme maître et possesseur). La nature est désacralisée et l’homme est sacralisé (par son accomplissement, ses droits, sa maîtrise de sa vie et de la technique). Les maladies, les handicaps portent atteinte à la dignité de l’homme, ne pouvant ainsi s’accomplir, ce qui est insupportable. Est ainsi réinventé un « dignitomètre » (basé sur le degré d’indépendance et de maîtrise), la perte de maîtrise devenant perte de dignité, les techniques palliatives visant à supprimer toute souffrance. Le paradoxe de cette vision : la passion de l’égalité invite à déclarer tous les hommes dignes, la passion de la maîtrise à dire le contraire.
La conception de la dignité défendue par Éric FIAT
La construction proposée par l’auteur est « kanto-relationnelle » : pour lui, « la dignité est intrinsèque à l’humanité », « c’est la présence en tout homme de la loi morale qui fait de tout homme un être digne, au delà de tout prix ». Mais, « si tous les hommes sont dignes, ils ne sont pas également dignes de leur dignité ». La conséquence de sa conception : tous les hommes doivent être respectés au sens où il convient d’éprouver et de manifester pour chaque homme même celui qui a un comportement indigne, au-delà du respect, un sentiment d’amour capable de le transformer.
Les prolongements en action sociale et médico-sociale
Nous sommes confrontés, dans les établissements et services, à des personnes en situation de souffrance ou de perte de conscience de leur dignité, ou à des personnes qui présentent des comportements indignes. La pensée d’Éric FIAT est d’une grande acuité. Il conviendrait de la prendre en compte sur le terrain, bien au delà du respect ou de la bientraitance, cette notion souvent passive se traduisant par une définition (recommandations de l’ANESM d’août 2008) incompréhensible, et à des axes de travail très instrumentaux, utiles certes, mais insuffisamment à la hauteur des enjeux. Les trois axes à retenir à mon sens :
> Une présence auprès de chaque bénéficiaire, visant la reconnaissance de son identité de personne (un être digne, porteur de la loi morale), de sa potentialité à être digne, mais éventuellement de ne pas être digne de sa dignité : je pense ici à toutes les personnes en situation d’extrême dépendance, ou à toutes les personnes au comportement indigne,
> La reconnaissance, même chez la personne au comportement particulièrement indigne (délinquant), d’une capacité intrinsèque à acquérir une conscience de sa dignité, à reconnaître la loi morale dont elle est porteuse,
> La nécessité d’une attitude personnelle auprès de chaque personne, d’un sentiment qui va bien plus loin que le respect, d’un sentiment d’amour susceptible d’aider à une transformation, à une réalisation pleine de sa dignité. C’est particulièrement important pour les jeunes délinquants, y compris les récidivistes, pour lesquels je ne crois pas que la contrainte, l’affirmation de la sanction, la sévérité, pourtant nécessaires, soient uniquement suffisantes. Avoir un regard positif, un engagement, un sentiment, me semble à la base d’une clinique éducative. Il n’est pas sûr que les orientations actuelles de l’action sociale en soient porteuses.
Je ne peux que conseiller à tous de lire le livre d’Éric FIAT, et aux promoteurs de recommandations de bonnes pratiques (dont l’ANESM) de s’inspirer de sa hauteur de vue.
Daniel GACOIN
(*) Pour mémoire, Éric FIAT avait rédigé l’introduction des recommandations de la DGAS sur les dossiers des usagers (2006), une introduction très intéressante qui avait pour titre : « Le clair et l’obscur » pour être sujet de son histoire
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