Les éditions ERES ont publié en novembre 2010 un ouvrage coordonné par Charles Gardou, chercheur à l’Université de Lyon 2 intitulé « Le handicap au risque des cultures, variations anthropologiques ». Ce livre de 420 pages est une somme, réunissant les contributions de 27 chercheurs en anthropologie. Il vise à présenter les productions culturelles, qui déterminent des visions du handicap et nourrissent les comportements comme les pratiques d’accompagnement ou de prise en charge des personnes. Ce qui rend l’ouvrage ardu mais passionnant, c’est la différence entre les cultures. Il y a quelques défauts, notamment que chaque auteur ne garde pas un plan type dans sa contribution, mais vraiment, c’est à lire... Il aborde les 5 continents et 19 pays ou peuples. Sa lecture donne le vertige : tant de contenus pour 19 pays seulement. A quand la suite pour l’immensité des situations dans le monde (notamment tous les pays oubliés, mais aussi la différenciation des représentations pour chaque type de handicap) ?
Je vais tenter ici de résumer tous ses contenus, continent par continent, en commençant aujourd’hui par l’Océanie et l’Amérique, avant un prochain épisode (Asie et Afrique), puis un dernier (Europe).
Océanie : Le pays Kanak en Nouvelle Calédonie et la prise de conscience récente
La diversité des peuples et langues rend difficile des généralités, mais une conception cosmologique est généralement présente en pays Kanak : l’homme n’y est pas un individu, mais une entité reliée, dans son essence, à la nature, aux ancêtres, puis à la vie donnée par la mère (par le sang) et par le père (transmettant le personnage), mais encore à un statut social, à la terre… Il est pluriel et son corps notamment est un support de la relation pour l’âme.
> Le handicap comme l’ensemble des maux divisés en « vraies maladies » ou « maladies fabriquées », résulte alors soit d’une attaque (agression sorcière), soit d’une faute. Le traitement thérapeutique est lié à un schéma, non de soin, mais de restauration de l’équilibre des composantes internes de la personne, la personne ne pouvant guérir sans une intervention rituelle rétablissant l’ordre vital en elle.
> L’implication pour la prise en charge des personnes handicapées : l’organisation familiale et la solidarité de proximité, les rituels de guérison sont plus importants que des processus d’autonomisation. L’apport de l’urbanisation et des modes de prises en charge a aggravé la détresse des familles par un éloignement des personnes de leur communauté d’origine. Mais surtout, la pensée générale (le mal est la conséquence d’une agression, sorcière par exemple, ou d’une faute) rend difficile la reconnaissance de toute action médico-sociale.
> Les conséquences : en 2006, un constat alarmant d’un quart de personnes sans prise en charge médico-sociale, un manque de structures de proximité et intégrées aux communautés de vie, et en 2007, une prise de conscience nouvelle des pouvoirs publics (gouvernement et Congrès) et un vaste chantier officialisé récemment donc (des structures d’accompagnement, des aides, etc.)…
Océanie : Les Iles Marquises et le début d’une mobilisation
Il existe dans les Iles Marquises une forte culture pré-européenne. Les marquisiens, faisant partie de la vaste famille Maori, ont d’abord vécu un drame démographique dans l’archipel transformé en « iles silencieuses qui sentent la mort », l‘arrivée des européens apportant les maladies, l’alcool, l’opium et entrainant un véritable ethnocide : de 20 000 habitants en 1840 à 2 200 en 1931.
> Les divers maux frappant les populations, d’abord identifiés à travers des maladies ou handicaps physiques, sont attribués aux puissances de l’invisible : manifestation de la colère céleste provoquée par la violation des tabous (tapu), magie d’un sorcier ou offrande d’un ennemi cherchant à nuire, avec toutefois une croyance en des pouvoirs protecteurs magiques (les tatouages, la force que révèlent les légendes, comme celle de Pohu qui accorde naturellement aux êtres « contrefaits » le pouvoir de surmonter leur handicap par des facultés d’adaptation et de compensation).
> Les conséquences : il reste encore véritablement à inventer des structures d’accompagnement social pour les enfants, adolescents et adultes handicapés, et une mobilisation commence seulement à se développer entre les responsables politiques et les associations (3 principales).
Amérique du Nord : Le Nunavut du Grand Nord et la sortie d’un sévère utilitarisme
Le Nunavut (« notre terre ») est le pays des Inuits de l’Arctique canadien, un territoire « unikophone » du Canada, devenu autonome en 1999, doté depuis d’un parlement et d’un gouvernement propres. Le peuple Inuit de ce pays a longtemps été nomade, avant l’avènement de la vie sédentaire. Les croyances fortes relient les vivants, les voyants à des destinées, étroitement associées au partage du nom.
> Concernant le handicap, les représentations ont longtemps perduré. A l’origine, les personnes en situation de perte d’autonomie (« attanaqtualit » : les plus fragiles) étaient traitées avec sévérité, ne pouvant être prises en charge. Sont décrites par plusieurs ethnologues des mises à mort (enfermer dans un igloo, abandonner et enterrer vivants) ou mises à l’écart, selon le principe qui voulait que chacun, homme ou femme, soit performant et remplisse au mieux les responsabilités familiales. Attention, il existait de nombreuses exceptions à ce sort tragique, de même que le fait d'avoir un comportement ou un langage désignant une particularité ou moqueur était fortement condamné. Plus profondément, le handicap était considéré comme un châtiment imposé par les esprits. Progressivement, de nombreux mythes vont émerger où le protagoniste (handicapé), progressivement pris en charge par des non humains, se voit conférer des pouvoirs chamaniques qui le rendent apte à se venger. Ceci favorise une vision en réalité double : le handicap comme charge et malheur (et le possible sort tragique qui l’accompagne), mais aussi le handicap dont on survit, devenant la marque d’une grande détermination et une source d’estime. Il existe ainsi une grande considération pour les handicapés « performants ».
> Les conséquences : pour les handicapés les plus vulnérables est advenu dans les dernières années un principe général de services spécialisés. Pour les autres, le gouvernement a mis en place un organisme chargé de l’aide aux personnes (en 2005), une législation de refus de la discrimination et une politique de facilitation de la vie des personnes (transports, communication éducation, services). La tâche est encore immense, semble-t-il et n’en est qu’aux prémices.
Amérique du Nord : le Canada, dont le Québec, et l’autonomisme
Le Canada, terre d’immigration comme son voisin les USA, est aussi un pays de liberté individuelle. Dans le prolongement, l’autonomie est devenue un bien commun, une valeur à défendre et une condition minimale de la « vie bonne ». Elle est un fondement de la société, parfois mais pas toujours relié à un autre fondement, plus solidariste (droit d’association, mouvements identitaires, mouvements sociaux et de défense des minorités). Le concept d’autonomie est en effet complexe, visant soit l’indépendance individuelle (contrôle de son existence ou émancipation), soit l’indépendance qui relie aux autres (processus d’insertion ou processus de responsabilité).
> Concernant le handicap, le droit à l’autonomie est affiché de manière récente (1973). Auparavant la représentation du handicap était mécaniste : des désavantages à compenser (cela nous ramène au fameux « hand in cap », le jeu de la main dans le chapeau du XVI-XVIIe, dont l’expression a été reprise au XVIIIe dans les courses de chevaux pour désigner une compensation des désavantages). L’essor des sciences biomédicales et de rééducation a consacré un étiquetage des personnes présentant « un corps inutile au marché et à la production » et une « approche réparatrice de ce corps pathologique ». Le mot handicap est alors « disability » (incapacité). Le Réhabilitation Act de 1973 portera bien plus tard l’idée de droits des personnes, ensuite reliée à six axes de développement : démédicalisation des prises en charge, désinstitutionalisation des personnes, promotion des droits civils, soutien de l’empowerment des personnes (responsabilisation), courant du self-help et de l’autonomisation, mouvement de consommateurs.
-> Les conséquences : pour tous les handicapés le principe d’accompagnement vers l’autonomie devient la norme, en lien avec la revendication identitaire des personnes (mise en avant de la spécificité et néanmoins du droit à la non dépendance, à l’autodétermination) et l’évolution « intégratrice » de la société *. Il s’agit d’une lame de fond : ne pas être comme les autres, mais avoir le droit à l’autonomie comme les autres. Intéressant, un mouvement sourd (concernant les personnes sourdes) fait scission dans cette réalité actuelle, visant à gommer la différence (être comme les autres, avec juste une variation) plutôt qu’à mettre en avant des droits spécifiques. Néanmoins, pour l’ensemble, les modes d’accompagnement ou de prise en charge sont entièrement tournés vers le principe d’autonomie et d’intégration.
Amérique du Sud : le Brésil et les paradoxes
Le Brésil est lui-même quasiment un continent (26 états, 190 millions d’habitants) avec une société complexe, métissée, totalement diversifiée. Un des traits anthropologiques les plus communs regarde le corps, en tant que vecteur d’insertion de l’homme à l’intérieur de l’espace social et culturel. Son exposition permanente augmente un idéal d’esthétique, et par extension, les préjugés qui se rattachent à d’éventuels manques de grâce ou laideurs. Autre particularité : le rapport des brésiliens avec leurs propres préjugés, non assumés, déguisés dans un discours correct supprimant tout signe de dépréciation.
> Concernant le handicap et plus globalement les catégories de personnes fragiles ou précaires, il convient de se référer à une figure ancienne dans les représentations sociales, le « Saci » désignant au XVIIIe le Noir brésilien, être inférieur, atteint de déficiences, proche de l’animal et porteur d’attributs maléfiques, mais petit à petit, les traits les plus ignobles du Saci, dans l’imagerie populaire ont été gommés (moins d’agressivité et de pouvoirs magiques, une déficience souriante et sympathique) pour évoquer l’être fragile, comme un enfant, contrôlé par les agents de la culture des masses. Dans les familles au pays des lumières, les personnes handicapées sont ainsi et d’abord des ombres.
> Les conséquences : un énorme paradoxe est aujourd’hui en place pour les personnes handicapées au Brésil. Un travail législatif important a été accompli en matière de non discrimination et de lutte contre l’exclusion, de prise en charge des personnes handicapées. En 2004 le pays a été reconnu comme l’un des cinq pays les plus inclusifs des Amériques. Or, ce qui caractérise le Brésil, c’est un énorme écart entre la politique affichée et les pratiques sociales réelles, dans ce pays où 15 % de la population est touchée par un handicap avéré. Un énorme travail est en cours de réalisation (services de prise en charge, dispositifs inclusifs) et pour autant, le challenge en termes de résorption des écarts loi / réalités est encore immense.
Amérique du Sud : le pays Amérindien en Guyane et l’apparition d’un phénomène nouveau
Les Amérindiens sont héritiers d’une histoire mouvementée, avec de fortes déstabilisations culturelles au cours des siècles postcolombiens. En Guyane parmi plus de 50 nations différentes, ils ont vécu l’holocauste qui suivit l’arrivée des premiers colons (disparition de 80 % de la population indigène). Sur le territoire de la forêt tropicale ombrophile, 4 groupes amérindiens (les Wayanas, les Tekos, les Wayampis) sont installés le long des fleuves Maroni et Oyapock et de leurs affluents, et vivent un nouvel accroissement démographique. Très superstitieux, ils gardent dans leur conscience collective l’idée qu’ils ont transmis la connaissance à l’homme blanc, finalement bénéficiaire par imposture d’un savoir inventé par eux. Découle de cette conscience, une difficulté à accepter de bénéficier, y compris pour des soins, d’un savoir ou d’une technologie inventés par les blancs.
> Concernant le handicap il convient de noter que celui-ci n’existait pas dans les communautés amérindiennes (le taux de mortalité était important et la survie des plus fragiles particulièrement aléatoire). Chaque groupe endogame, relativement fermé, est dirigé par un chef de famille fondateur, garant de l’équilibre dans la répartition des activités. Le handicap (apparu de manière nouvelle du fait d’une amélioration générale de la santé) reste lié à la révélation d’un équilibre perturbé dans le groupe, en lien avec une cause éventuelle : le non respect des interdits du groupe (rites, codes, interdits alimentaires, etc.).
> Les conséquences : il est difficile de concevoir une prise en charge, un accompagnement des personnes handicapées en dehors du groupe de référence, et surtout sans faire intervenir un chamane ou un thérapeute visant à rétablir l’équilibre du groupe même dans des relations remodelées. Le pire serait la prise en charge du handicapé dans un établissement médical spécialisé, coupé de sa famille et de sa culture. Un vraie challenge pour l’ARS et les projets en cours en Guyane.
Amérique du Sud : les sociétés noir-marronnes de Surinam et de Guyane et un concept étranger
Les sociétés noir-marronnes se sont constituées au XVIIe et au XVIIIe, dans le tumulte des révoltes conduisant nombre d’esclaves africains à fuir les plantations surinamiennes. Six petites nations se sont créées, le long du Maroni notamment. Le modèle social est identique : une chefferie fédérant des matriclans, chacun ayant fondé un ou plusieurs villages et regroupant plusieurs matrilignages, dans des généalogies soudées par des liens sacrés, avec une conscience vive de l’identité, même après des processus nouveaux d’inclusion dans l’économie nationale.
> Concernant le handicap, et comme toutes les questions de santé, les noir-marrons continuent, simultanément ou après avoir fait appel aux médecins et aux hôpitaux, à interpréter et prendre en charge leurs problèmes de santé et leurs « malheurs » à partir d’un système thérapeutique traditionnel. Une grande gamme d’interprétations des causes développe de nombreuses techniques divinatoires et thérapeutiques. Concernant les déficiences de naissance, deux entités peuvent être responsables (l’esprit de lieu ou un ancêtre qui se réincarne) qui induisent des rites thérapeutiques différents. Il existe toujours une grande tolérance aux différences, dictée par la nécessité de vivre ensemble.
> Les conséquences : même après la guerre civile surinamienne qui a conduit tous les peuples noir-marrons à se tourner vers la France, a été maintenu un va-et-vient entre deux systèmes thérapeutiques (soin traditionnel, médecine moderne) malgré la méfiance contre les sociétés créoles et les approches occidentales. Un phénomène nouveau est apparu depuis peu : les Marrons immigrés en Guyane expérimentent depuis quelques années la catégorie occidentale du handicap sous une nouvelle forme, celle du droit à l’allocation pour adulte handicapé. Cette aubaine donne une nouvelle identité au « andikapé » qui offre l’argent qui sauve. La catégorie « andikapé » est certes combattue dans les sociétés noir-marronnes, mais paradoxalement recherchée, puisque rempart contre la misère.
Prochain épisode sur le livre de Charles Gardou : Asie et Afrique !!
Daniel GACOIN
* Je n’ai pas eu le temps d’en faire une critique ici, mais il convient de lire, absolument et même si c’est avec un œil critique, le livre d’Alain Ehrenberg paru chez Odile Jacob, en 2010, « La société du malaise », dégageant les significations sociales de l’autonomie aux Etats-Unis et plus globalement, détaillant une véritable sociologie de l’individualisme. Pour ceux qui sont intéressés, je vous propose de lire, sur le site de La vie des Idées, le débat qui avait eu lieu en 2010, sur ce livre, entre Robert Castel et Alain Erhrenberg.
.J'ai été mis en contact avec votre blog via un alerte Google sur le handicap.
Merci communiquer votre résumé à la sphère des internautes. Je souhaite à mon tour, si vous n'y voyez pas d'inconvénient le diffuser sur ma page Facebook.
Merci de me communiquer votre réponse
Haroun Mendoud
Rédigé par : Haroun Mendoud | 07 février 2011 à 03:42