J’aborde ici ma troisième et dernière chronique sur le livre « Le handicap au risque des cultures, variations anthropologiques », paru en novembre 2010 (éditions ERES), ouvrage dirigé par Charles Gardou. Ses 27 contributions sur les représentations culturelles et anthropologiques de l’homme et du handicap, et leurs conséquences passées et actuelles sur les comportements et les politiques publiques en faveur des personnes handicapées, dans des pays des 5 continents sont passionnantes.
Il y a 10 jours je vous présentais ses contenus pour des pays d’Océanie et d’Amérique, il y a 2 jours, pour des pays d’Asie et d’Afrique, aujourd’hui je vous présente les pays d’Europe.
Cette dernière rubrique, s’organise au moment d’une transformation dans les contenus de l’ouvrage : jusqu’ici (Océanie, Asie, Afrique, Amérique) ils étaient fortement anthropologiques, à partir de maintenant pour les pays européens, et c’est un peu dommage, ils deviennent davantage sociologiques et politiques.
Europe : l’Italie et la culture de la désinstitutionnalisation
La question du handicap relève d’une longue histoire socioculturelle et institutionnelle en Italie :
> L’influence des courants religieux (portant l’accueil charitable davantage qu’une action volontariste, éducatif et inclusive) a été importante : l’assistancialisme était corrélé à une vision forte des malformations comme signes des péchés. Elle a été compensée dès la fin du XIXe siècle : conceptions médicales et anthropométriques de Cesare Lombroso, à la fin du XIXe siècle, travaux de Sante De Sanctis, fondateur de la neuropsychiatrie infantile italienne portant haut le postulat d’éducabilité et du développement, amplifié par son élève, Maria Montessori et l’action pédagogique des case dei bambini pour les enfants déficients. Est ensuite advenu le grand courant de désinstitutionalisation de Franco Basaglia et son prolongement dans le champ du handicap pendant les années 1960-1970 : loi sur les droits citoyens des personnes malades ou handicapées, loi sur l’intégration scolaire (1977), suppression des classes et instituts spécialisés.
> L’évolution du vocabulaire est également importante : le passage a été progressif, les italiens utilisant au départ les termes de subnormale ou anormale, puis celui d’handicappato, enfin, depuis 1990 le terme de disabilità (reprise de l’anglais disability). De même, l’Italie a adopté dans les années 1990 le mot d’inclusion (co-existence des différences, reconnaissance de chacun), au lieu de celui d’intégration (insertion à visée normalisatrice). Ces conceptions du discours expriment l’acceptation des personnes handicapées de façon concrète, l’appréhension du handicap comme source d’altération d’un devenir vital, la nécessité vitale d’une sortie du « tout-institution ». A noter : cette sortie a été importante, l’occasion d’une remise en cause profonde des frontières entre normal et anormal. Pour l’auteur, le paradoxe récent de l’Italie, c’est que ce profond mouvement s’est réalisé dans un sens inverse à celui de l’institutionnalisation de populations indésirables, dans des centres pour immigrés par exemple.
Europe : La Norvège et l’achèvement problématique de la culture des droits et de la qualité
La Norvège semble, de manière unanime, faire figure de pionnière en matière de lois et directives relatives à l’inclusion des personnes handicapées, au sein du système éducatif comme dans la société :
> L’influence scientifique a d’abord été majeure, pendant 2 siècles, autour de l’appréhension du handicap : prise en compte des expériences éducatives des XVIIIe et XIXe siècles en France, prises en compte du pessimisme des théories génétiques à la fin du XIXe, recherche de stratégies normalisatrices, puis fermeture des institutions (1969), développement de pratiques d’intégration visible, dans la proximité, engagement grandissant pour un accueil des personnes handicapées à « l’école pour tous », avec une stratégie « inclusive ».
> Le parallèle avec l’Italie est évidemment important : néanmoins, l’ouvrage développe une première interrogation, sur la différence entre le « dire » et le « faire », notamment avec le maintien d’un discours médical dominant (contrairement à l’Italie). Une autre problématique est également soulevée : la Norvège a porté très loin un discours volontariste sur l’état de bien-être en construisant de nombreuses structures de surveillance, chargés entre autres de contrôler et d’évaluer l’état de bien-être des personnes handicapées et dans les services correspondants. La nouvelle gestion publique, la culture de l’audit et des contrôles qualité (centrés sur le bien-être des personnes ou des procédures standardisées) ont généré une culture de la surveillance, basée sur l’évaluation de résultats mesurés à l’aide d’indicateurs standardisés. La conclusion : ce qui était chez les professionnels « responsability » (responsabilité envers celui qui est malade et nécessite une aide) est devenu « accountability » (satisfaction des exigences posées en dehors de la relation professionnelle), bref une « responsability » dépersonnalisée, en totale opposition avec le nouvel humanisme qui invite à reconnaître la singularité du visage de l’Autre. Un exemple à méditer fortement, notamment pour la France au moment où elle semble emprunter la voie décrite en Norvège…
Europe : L’Allemagne et le droit d’être différent
L’Allemagne est culturellement confrontée, depuis plusieurs siècles, à l’appréhension sociale des phénomènes de marginalité et de conception de la différence (une construction sociale comme dans la pensée wébérienne, une construction politique liant la charité à l’idée d’un État social fort, une construction utilitariste (où les idées novatrices sont jugées à l’aune de leur efficience).
> L’essor de l’Allemagne, comme nation industrielle, s’est accompagné de la construction d’institutions avec des pédagogies curatives ou éducatives, supposant un travail de tri des entrées, de sélection en fonction de classifications. Le Troisième Reich et son tri entre les personnes en fonction de critères raciaux ou d’utilité sociale a généré en 1945, certes une apparente volonté de rompre avec la situation antérieure, mais pourtant la restauration des institutions antérieures avec structuration sélective par filières. Ce n’est qu’en 1973 qu’un tournant décisif va s’engager, avec un accent important dans les discours publics sur la diversité humaine, l’acceptation de « l’être-autre », le fait qu’il est normal d’être différent.
> L’institutionnalisation forte des formes de prise en charge des personnes handicapées va ainsi, et progressivement, être modifiée par la forte influence des discours internationaux et notamment les théories de l’inclusion (versus intégration), et par les paroles actives des personnes handicapées (le « rien sur nous sans nous » de l’année européenne des personnes handicapées en 2003). Attention ! Il existe une acceptation de l’inclusion des personnes, mais une poursuite de réalités très en deçà : le nombre d’enfants et adolescents en institution ne cesse d’augmenter, les financements de l’éducation inclusive ont subi une forte baisse, la crise économique a augmenté la précarité des personnes handicapées et la difficulté d’accès à l’emploi. L’antinomie normalité / handicap, inclusion / exclusion ne serait toujours pas dénouée en Allemagne.
Europe : le Portugal et la vision tragique du handicap
Le Portugal est un pays qui souffre encore de nombreux maux sociaux ou médicaux (taux d’analphabétisme, maladies comme la tuberculose).
> Les institutions portugaises engagées auprès de personnes indigentes, de personnes handicapées, ont longtemps été influencées par la tradition catholique et caritative. La résignation et la négation ont longtemps accompagné le handicap. Le handicap a toujours été, est encore, une tragédie irréparable, provoquant isolement (une sorte d’autopunition) et stratégies de dissimulation face à la communauté.
> Au fil du temps, le défaut de cohérence des politiques publiques et des pratiques professionnelles a trouvé un début de correction. Des progrès sont constatés : d’abord pour l’affirmation des droits, ensuite dans la conception du handicap (le modèle médical est en train de s’estomper). L’ouverture des institutions, de la vie sociale, de l’école aux personnes handicapées est en train de se construire.
Europe : l’évolution du concept de vulnérabilité psychique en France et au Royaume-Uni
L’ouvrage propose un article intéressant sur l’avènement d’une nouvelle catégorie de handicap, dans les années 2000, notamment en France et au Royaume-Uni) : le « handicap psychique ». Les deux pays sont parties d’une conception sévère à l’égard des personnes malades mentales (enfermement, mise à l’écart au regard d’une dangerosité supposée et du devoir de protection du corps social).
> La France a toutefois vu les conceptions évoluer rapidement depuis la fin du modèle asilaire dans les années 1950 : le statut des personnes souffrant de troubles psychiques a changé (sortie du statut unique d’exception des internés, développement du statut de majeur protégé, puis développement de la place de personne en situation de handicap), le mouvement de décloisonnement s’est accéléré (après la sectorisation, le développement d’une nouvelle politique de santé mentale générale, puis, aujourd’hui, l’accent sur toutes les formes de souffrance psychologique, y compris les formes non pathologiques). Mais un mouvement de réinstitutionnalisation de la santé mentale et des personnes vulnérables est en cours de construction.
> Le Royaume-Uni a subi des évolutions parallèles mais son approche est beaucoup plus situationnelle que statutaire et médicale : le point de basculement est récent (1983) avec le Mental Health Act et une conception ouverte, mais néanmoins avec un légalisme procédural de la prise en charge du soin hors les murs, avec des déclarations des formes institutionnelles (Community Care Act de 1990), des parapluies légaux sur la capacité mentale (Mental Capacity de 2005) et plus globalement un modèle d’interventions organisé autour de l’incitation au travail des personnes concernées.
> Le mouvement parallèle, malgré les spécificités (statutaires en France, situationnelles au Royaume-Uni), est lié à un processus général dit d’activation des dépenses sociales. Il est bien sûr visible pour le traitement social du chômage (RSA en France, New Deal au Royaume-Uni), mais aussi pour les modes de prises en charge de la vulnérabilité psychique. Un modèle « capacitaire » est à l’œuvre ; développement des capacités des individus fragiles, accompagnement volontariste et individualisé. En France il s’inscrit dans la durée et l’inconditionnalité et s’apparenterait alors au counselling (« relation dans laquelle une personne tente d'aider une autre à comprendre et à résoudre des problèmes auxquels elle doit faire face »), au Royaume-Uni, il est conditionnel et de courte durée, relevant plutôt du coaching (« accompagnement personnalisé orienté vers le changement et le résultat dans ce changement »).
Europe : la France et les représentations de la cécité
En France, les obstacles vécus par les personnes aveugles pour s’intégrer en milieu scolaire ou professionnel, pour accéder à une vie affective, sexuelle, familiale épanouissante renvoient aux représentations du passé, encore très présentes sur la cécité.
> L’histoire de la prise en charge des personnes aveugles est saisissante : les visions très négatives (le « mendiant », le « suspect », auquel « on peut jouer des tours ») entraine au Moyen Age, le « bon roi Saint-Louis » à fonder l’hôpital des Quinze-Vingt et surtout la confrérie des aveugles de la ville de Paris : des soins, mais l’obligation de la prière et de la quête, avec le statut de « quêteur »( (un statut officiel d’inactif). L’avènement d’une autre pensée, au XVIIIe siècle (Valentin Haüy et l’éducabilité) va entrainer deux représentations de la cécité et de l’aide à accorder aux aveugles (assistance ? éducation permettant de s’insérer dans le circuit socio-économique ?). L’ouverture ainsi créée se referme en 1800 avec la décision du Premier Consul de trancher en faveur de l’assistance. Heureusement, l’invention, par un élève aveugle, du Braille en 1821 et 1829 va remobiliser les institutions autour des techniques palliatives de la cécité. Dès la fin du XIXe, et au cours du XXe, d’une manière encore plus forte avec les lois récentes sur les droits et la participation des personnes handicapées, les personnes aveugles et leur entourage se sont constituées en groupe de pression, avec une forte volonté consumériste pour des moyens de compensation, appareillages, etc. à intégrer aux dépenses obligatoires de l’État.
Europe : la France la transformation des politiques de protection sociale
Le dernier article de l’ouvrage, sur la France, évoque les transformations des années 1970 à 1990, dans les prises en charge des personnes handicapées.
> Est évoquée l’empreinte du christianisme social avec la prise en charge charitable des personnes montrant un corps souffrant, puis une politique sociale plus offensive à la suite de l’Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII en 1891 : les inégalités ne sont pas fatales. Est présentée également la nouvelle appréhension de la question sociale au XIXe siècle et l’engagement du social-républicanisme dans des processus de lutte contre le paupérisme, puis pour des assurances sociales. Tout ceci a créé un mouvement institutionnel (création d’institutions, de professions) dans une pensée moderne, hygiéniste, médicale, mais également d’accueil.
> La « tension entre la personne réelle et les modes d’accompagnement » est alors importante, mais permet de gérer les risques supposés pour la société. Toute une pensée va se développer, après la création des institutions, sur une autre appréhension des personnes « différentes » : la fréquentation des institutions médico-sociales est invalidante, l’accompagnement, à la fois technique (rééducatif) et protecteur devrait avoir une visée intégrative. Un statut social des personnes handicapées est nécessaire, mais pourrait constituer également un obstacle (il suppose un classement, il donne des avantages ne favorisant pas un mouvement inclusif).
Quelques réflexions en guise de conclusion
Je l’ai indiqué au tout début de cette chronique en trois épisodes, l’ouvrage de Charles Gardou donne le vertige : il y a tant de pays encore non explorés dans ces variations anthropologiques… tant de propos à développer sur l’imaginaire et les représentations sociales en fonction des différents types de handicap.
Certaines approximations m’ont interrogé : par exemple pour le Liban, j’ai eu l’impression d’une généralisation à partir d’une seule catégorie d’habitants (libanais chrétiens de Beyrouth). La partie européenne m’a semblé beaucoup moins intéressante, pas assez anthropologique.
Néanmoins, la diversité des approches m’a parue extraordinaire. En particulier, il m’a semblé utile de resituer la France devant cette diversité, et très important de voir vers quelle extrémité elle semble évoluer. Il est relativement clair que la rationalité humaniste de la Norvège (avec son travers dans l’avènement d’une culture de la surveillance basée sur l’évaluation de résultats mesurés à l’aide d’indicateur standardisés et poussant une responsabilisation dépersonnalisée) est la direction que nous prenons. C’est une direction utile, à condition que l’on prenne garde aux dérives constatées là-bas.
Bonne lecture à tous !!
Daniel GACOIN
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