Je vous propose de poursuivre ici la lecture résumée du livre dirigé par Charles Gardou, publié en novembre 2010 par les éditions ERES, intitulé « Le handicap au risque des cultures, variations anthropologiques ». L’ambition de présenter les visions anthropologiques de l’homme et du handicap, les comportements et politiques publiques à l’égard des personnes handicapées, a été nourrie par 27 contributions sur des pays des 5 continents. Il y a 5 jours, je vous parlais de plusieurs peuples et pays d’Océanie et d’Amérique. Aujourd’hui, visitons quelques pays d’Asie et d’Afrique
Asie : la Chine et les deux faces du handicap
La Chine est un pays très divers, avec de nombreux peuples et un système politique original (communisme et capitalisme). Elle est héritière de systèmes sociaux très anciens, au sein desquels émerge une culture forte, millénaire : le sujet n’existe et ne peut exister que par, pour et dans la famille, chaque sujet étant comme un point dont les coordonnées sont sa famille, sa lignée, son réseau de relations, son lieu et son unité de travail. Pendant sept siècles, les enfants chinois ont appris à lire dans un petit livre (le Classique des Trois Caractères, écrit au XIIIe siècle sous la dynastie Song) qui reprend ces repères essentiels. Le système chinois tend à diviser le monde en deux parties, celle des utiles, celle des non-utiles. L’enfant lui-même est la combinaison de deux essences : une essence innée (ou ancestrale), une essence acquise. A cela s’ajoute un phénomène majeur : l’importance de la « face », sa réputation sociale. Rien n’est pire que de perdre la face pour un chinois.
> Concernant le handicap, il convient tout d’abord de prendre en compte les réalités démographiques : 83 millions de personnes handicapées selon les chiffres de l’Agence Chine Nouvelle en 2008. Attention, la notion de handicap relève de barrières très floues : paralysés, sourds-muets, aveugles, personnes affectées d’une déficience mentale, mais aussi personnes souffrant de maladies endémiques (par exemple des polyarthrites dégénératives dans les zones rurales déshéritées du Chine et du Tibet). Deux figures s’opposent dans le vocabulaire au-delà du terme usuel (« càn zhàng ài rén » * : « personne dans l’incapacité en raison d’un obstacle ») de la presse officielle : le « càn ji rén » (un mot neutre désignant une personne souffrant d’une invalidité, d’un défaut, d’une imperfection) et le « càn fèi » (un mot très péjoratif pour désigner une personne estropiée, mutilée, bonne à rien, souvent même complété par un qualificatif : le « shàzi, l’idiot). La conséquence est subtile, les « càn fèi » sont vécus comme sans optimisme ni courage, les « càn ji rén » sont magnifiés dans leur réussite (ainsi pendant les Jeux Olympiques, des titres de journaux reprennent des expressions comme « les « càn ji rén » ont brillamment représenté la Chine et gagné la médaille d’or ». Plus globalement l’inutilité sociale des « càn fèi » est stigmatisée dans les représentations, renforçant ainsi les questions fondamentales qu’ils posent aux familles : un problème de face, un problème d’avenir (des parents notamment), un problème de projet marital pour les enfants non handicapés de la famille. En clair, notamment quand il s’agit des « càn fèi », les chinois cachent dans l’intimité familiale l’existence de ces derniers, y compris au moment du mariage des frères et sœurs.
> Les conséquences : La persistance d’une vision négative d’une partie des personnes handicapées (celles qui sont inutiles) est particulièrement prégnante. Les lois chinoises évoluent dans le sens de la protection et de la promotion sociale de ces dernières. Le nombre d’associations les soutenant est croissant. Le fils de Deng Xiaoping lui-même préside un fédération chinoise des personnes handicapées. Les Jeux Olympiques ont marqué les esprits, montrant que l’on peut être handicapé et victorieux. Mais il faudra encore beaucoup de temps pour estomper la division entre handicapé utile et inutile, et arrêter de cacher les « càn fèi » en mettant en place des institutions de soins, de rééducation, des processus d’intégration.
Moyen orient : le Liban et la culture de guerre et religieuse
Le Liban est un pays à deux faces : l’Occident le situe dans un Orient qu’il considère proche, l’Oriental le situe comme une fenêtre vers le monde méditerranéen. Dans la culture libanaise, l’homme, quelles que soient ses particularités, est toujours un homme, la femme quant à elle se doit d’abord d’être belle. Une multitude de références religieuses pèsent sur la culture, avec notamment l’intégration des interdits, la permanence de la culpabilité et de la dette, le statut de tout humain comme créature de Dieu. La confrontation durable à la guerre a ajouté des mécanismes de survie psychique et le besoin des libanais de se centrer autour d’objets d’amour.
> Concernant le handicap, la culture libanaise induit une représentation forte, où « le handicap n’est pas une dévaluation » au moins pour les hommes. Il n’y a pas de bon ou de mauvais handicap, la trame religieuse induisant une attitude de respect, de responsabilité et de devoir inconditionnel à l’égard des personnes handicapées, pour les familles comme pour toute la société. Mais le handicap vient réactualiser la guerre en permanence (tout enfant handicapé est un enfant de la guerre, « on y est pour quelque chose »).
> Les conséquences : au Liban, le principe de l’intégration, de l’acceptation et du respect des personnes handicapées est fondamental. La présence d’handicapés moteurs à l’école est vécue comme une action humanitaire et également comme un devoir. La dette (« dîn » en arabe) induit la nécessité de la protection et du soin. C’est pourquoi la prise en charge et l’intégration des enfants handicapés sont une exigence, permettant à la fois la présence d’institutions de soins et des processus d’intégration, l’ensemble étant vécu non comme une charge, mais comme une gratification.
Afrique : le Sénégal et les handicapés en errance
Constitué de multiples peuples, le Sénégal est un pays où les liens sociaux sont empreints de mythes mettant en avant l’interdépendance entre les humains. Les croyances, les pratiques rituelles et le fatalisme dominent la vie des personnes qui, tout en ayant foi en un Dieu unique et omniscient, croient également aux Esprits, bons ou mauvais, pour assurer la félicité ou provoquer l’infortune.
> Les personnes concernées sont vécues comme intermédiaires entre le visible et l’invisible, l’humain et le divin, participant ainsi au sacré. Le handicap renvoie néanmoins à une altérité radicale. Plus : à une « identité lépreuse », conférant ainsi un statut dévalorisé, une place de dominé mis à l’écart, suscitant l’agression. La focalisation sur la différence et la stigmatisation peuvent être outrancières à Dakar, la capitale, où les personnes handicapées ne peuvent fréquenter que celles qui partagent leur sombre condition. Cette « lèpre sociale », véritable déchirure de leur être, va à l’encontre même des droits de l’homme et du vivre-ensemble. Le handicap oblige à mendier, en faisant face à de cruelles contraintes mais aussi, paradoxalement à certains plaisirs de la vie collective (chants, danses), L’aumône est d’ailleurs ancrée dans la culture traditionnelle millénaire, certes infléchie par les dogmes de l’islam importé au XIe siècle. Venir mendier à Dakar relève d’un long mûrissement de la personne, désireuse de conserver une dignité, de ne pas être à charge des autres, d’être utile pour nourrir sa famille. L’origine du handicap est elle-même liée à de multiples croyances : « on m’a travaillé ou on m’a marabouté ». En effet, même pour les ethnies converties à l’islam « des persécuteurs » s’appuient sur la sorcellerie et le maraboutage et la personne handicapée représente une des figures problématiques de la persécution.
> Les conséquences : à Dakar notamment, les personnes handicapées, contraintes à la mendicité sont « officiellement » traitées comme des « encombrements humains », premières victimes des « déguerpissements ». Déconsidérées, elles subissent de plein fouet les effets du mépris social et vivent une double discrimination : l’exclusion de leur propre cité, le choix contraint de la mendicité, par défaut de prise en compte par les politiques publiques. La lutte pour leur reconnaissance n’en est qu’aux prémices, en parallèle à celle de nombreuses couches sociales et d’une multitude d’êtres humains pour naître et ne pas mourir, bénéficier d’un avenir radieux. Le mythe d’un avenir radieux pour toute la société est bien loin, pour les handicapés encore davantage.
Afrique : Les sourds au Congo-Brazzaville entre sorcellerie et pratiques occidentales
Ancienne colonie française, la République du Congo est un pays francophone et polyglotte, avec trois langues nationales reconnues, mais loin de rendre compte de la diversité des groupes ethniques et des logiques identitaires. La croyance très répandue pour le souffle et l’eau (comme en pays Dogon au Mali) se traduit dans une fascination pour la lumière (symbole de la vie) et pour la couleur blanche (teinte de toute chose absolue et vivante, également associée aux ancêtres). Les accusations de sorcellerie peuvent d’ailleurs amener au dépôt d’un morceau de charbon (le noir) devant le domicile de la personne dénoncée. Les traditions sont orales, transmises dans des mythes et des contes ouverts à la communication gestuelle et corporelle.
> Il est intéressant dans ce contexte de regarder la situation des personnes sourdes, dans le cadre des représentations ambivalentes sur le handicap. Malgré des préjugés (et l’utilisation de la sorcellerie), les handicapés tenaient une place naturelle dans les groupes sociaux traditionnels : ils remplissaient des fonctions annexes dans les activités agraires et artisanales. Les sourds ont occupé une place spécifique : identifiés par leur privation de la parole, ils étaient ceux qui taisent, c’est-à-dire qui gardaient un secret confié à eux par Dieu, ils avaient donc « le cœur noir, ils étaient mauvais ». Mais en même temps ils développent un mode de communication (expression gestuelle ou corporelle) ancrée naturellement dans les pratiques sociales, ce qui contribue à leur présence dans les relations sociales.
> Les conséquences : à l’instar des autres types de handicap, mais peut-être d’une manière plus active, le regard sur les sourds-muets a largement changé. L’apport des sciences occidentales a permis d’isoler des causes, de réduire des prévalences. Avec le soutien d’associations caritatives occidentales, les méthodes pédagogiques intégrant la Langue des Signes se sont développées, jusqu’aux questions actuelles : abandon de la LSF, question sur l’utilisation de l’American Sign Language (ASL) ou de pratiques compatibles avec les codes culturo-linguistiques du pays, mobilisation de nombreux spécialistes sur la problématique des accompagnements. Élément nouveau : les sourds eux-mêmes participent aux débats. Le paradoxe : les Congolais ont une approche naturelle de la communication, mais n’ont pas encore résolu la question du choix, dans l’éducation des jeunes sourds, entre la promotion d’un langue des signes locale ou l’adoption d’une autre venue d’ailleurs.
Afrique du Nord : l’Algérie et les contradictions culturelles
Ancienne colonie française, mosaïque combinant cultures berbère, arabo-musulmane, méditerranéenne et africaine, l’Algérie s’est trouvée confrontée depuis la colonisation, en dépit de l’effort d’instruction, tardif et concernant surtout une élite, à la difficile tension entre tradition et modernité. La tradition, c’est une conception du lien social à l’œuvre dans les sociétés traditionnelles, d’ordre communautaire : l’adversité de la nature, les invasions, expliquent l’absence de propriété privée, l’existence d’individus essentiellement membres d’une communauté. La modernité, c’est une conception plus impersonnelle du lien social, une apparente rationalité des organisations et un appétit consumériste pour les produits issus de la modernité. Cette tension a permis néanmoins de faire naître une seule nation de 34 millions d’habitants, mais avec un maintien fort des croyances et des cultures ancestrales (la culture de la fatalité par exemple).
> La question du handicap prend un relief particulier, dans la tension tradition / modernité. La tradition a entrainé une prévalence de certains handicaps, liée à des comportements culturels tels que l’endogamie, les mariages consanguins (Germaine Tillon, notre regrettée ethnologue, attribuait ces comportements à la rareté des terres arables et la nécessité de les garder dans la famille). Les personnes handicapées sont perçues comme frappées de quelques étranges malheurs, se heurtent à une foule de préjugés et superstitions. La culture de la pitié et de la charité renforce une croyance tenace en une supériorité des « biens-portants », légitimés dans leur condescendance à l’égard des handicapés. A noter, les superstitions rivalisent avec la religion. La majorité des algériens est restée en marge de la modernité et de ce qu’elle prône en termes de droits de la personne, a fortiori pour les personnes handicapées.
> Les conséquences : malgré des moyens considérables, la situation des personnes handicapées est restée très difficile, ces dernières continuant à être l’objet de préjugés (malédiction du « mauvais œil », etc.), à l’écart. La culture de la fatalité, la matrice culturelle irrationnelle s’ajoutent à cette cause pour générer la situation actuelle : seule une infime partie des Algériens en situation de handicap, même en milieu urbain, bénéficie d’accompagnements. Le recours aux guérisseurs est souvent la seule source d’espoir. L’accompagnement spécialisé vise l’autonomisation des personnes handicapées, mais quand la prise en charge est possible, les structures, les politiques publique restent ancrées dans une logique d’assistanat. Des principes sont mis en avant (charte, création d’un ministère, ébauche de planification), mais la résistance est importante.
Océan indien : la Réunion et les conceptions diverses du malheur
La population de l’île de la Réunion est entièrement composée de descendants de migrants (il faut se rappeler qu’elle n’a été habitée qu'à compter du milieu du XVIIe siècle) : africains, malgaches, indiens, indo-pakistanais, européens, comoriens, chinois constituent le patchwork d’une créolité où émergent les croyances et coutumes et une forte appartenance religieuse. Prévaut l’idée que le monde est peuplé d’êtres visibles et d’entités invisibles, surnaturelles. Ces dernières exigent que les humains se soumettent à des rituels dont la fonction est de préserver l’harmonie d’un monde menacé par le chaos. Les causes du « malheur » ne sont pas à rechercher au fond d’un insondable « soi », mais autour de soi, dans des fautes, transgressions ou méchancetés éventuelles.
> La question du handicap s’est transformée. Existent toujours des explications traditionnelles aux causes du handicap, relevant d’une étiologie mystique (intervention d’un esprit, contagion d’une personne impure, châtiment divin), animiste (intervention d’une entité surnaturelle), magique (intervention d’une personne, envieuse ou malveillante, usant de moyens surnaturels). Mais néanmoins, une partie des handicaps (l’épilepsie par exemple) a quitté cette étiologie traditionnelle pour passer du statut de mal sacré à celui de maladie naturelle.
> Les conséquences : l’amélioration de la santé a été importante, l’arrivée de méthodes de soins, de prises en charge des personnes handicapées a favorisé une réelle évolution quantitative et qualitative (les personnes handicapées sont majoritairement accueillies dans des institutions médico-sociales et éducatives professionnalisées). Néanmoins, deux dimensions sont à prendre en compte : d’une part, le « rêve scientiste » (causes des handicaps clairement identifiées, avec mise en place d’une thérapeutique mécaniste qui réussit) s’est heurté aux résistances liées aux croyances traditionnelles, d’autre part une incompréhension perdure, faite de méfiance, et liée au clivage entre des familles (celles où surgit le handicap) de culture traditionnelle et les professionnels des institutions, de culture, voire même d’origine européenne.
Daniel GACOIN
* Les spécialistes de la langue chinoise et, au-delà des idéogrammes, de sa transcription moderne en « pinyin » me pardonneront des fautes d’accent, le clavier de mon ordinateur ne me permettant pas de les reproduire avec fidélité.
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