Parmi les kilos de livres lus, mais que j’ai mis de côté sans avoir le temps d’en faire une présentation dans ce blog (surcharge de travail oblige), je suis sollicité par un lecteur fidèle pour évoquer l’ouvrage « Absolument dé-bor-dée ! », paru il y a quelques mois. Édité chez Albin Michel, il a été largement évoqué dans la presse, ne serait-ce que parce que son auteure, qui avait pris le nom d’emprunt de Zoé Shepard, a été identifiée puis sanctionnée par sa collectivité locale.
Mes hésitations...
J’ai longtemps résisté à faire cette critique, étant moi-même absolument dé-bor-dé (!!), donc ayant peur d’être assimilé aux suroccupations factices présentées dans ce livre. Par ailleurs, je ne voulais pas m’associer à la généralisation rapide des anecdotes, drôles et vraies, relatées dans le livre : tous les fonctionnaires des collectivités locales ne ressemblent pas, me semble-t-il, aux caricatures qui sont proposées. Enfin, j’étais très mal à l’aise avec l’ironie cruelle, les jugements continuels sur les personnes dans ce texte. Mais les questions posées étant essentielles, je les reprends néanmoins ici.
... pour un livre truffé d’anecdotes vécues
La thèse principale du livre : dans une collectivité locale, le travail des fonctionnaires territoriaux ne se réduit pas à 35 heures par semaine, mais à 35 heures par mois, ce qui entraîne tout un ensemble de dérives relatées à travers de multiples petites historiettes dans la vie d’une attachée territoriale fraichement arrivée après sa formation de cadre A, cadre supérieure donc de la fonction publique territoriale. Parmi ces historiettes, souvent drôles, on trouve :
> La multiplication de réunions inutiles : comités de pilotage, groupes de travail etc. (selon l’auteure, « si la réunion se passe bien, s’ils réussissent à la faire traîner suffisamment longtemps, alors ils pourront s’octroyer le plaisir d’en fixer une deuxième le lendemain afin de « finaliser » ce qui aurait pu être décidé lors de la première », (…) « ces réunions n’aboutissent jamais »),
> Le déguisement des masses de travail : les rapports d’activité transforment allègrement les travaux réels sous des appellations flatteuses : avoir vaguement feuilleté deux pages d’un dossier devient « consultation », les coups de fil deviennent « conférences téléphoniques », etc.,
> L’absence de perceptions du travail réel : tel cadre qui imagine qu’un dossier de synthèse devrait correspondre à plus d’une semaine de travail, alors qu’il ne nécessite réellement qu’une 1 heure et demi de travail,
> Les diverses stratégies pour tricher et ne pas effectuer ses horaires, y compris quand existent des systèmes d’enregistrement électroniques, ou pour combiner divers congés en accumulant jours de congés, jours fériés, jours d’ARTT, etc.
> L’adoption par les agents, particulièrement les cadres inoccupés, d’un comportement de débordé : le « Je suis absolument dé-bor-dé ! » déclamé sur un ton suffisamment haut perché, devient alors un viatique, en parallèle avec l’usage immodéré de son Blackberry, pour éviter des questionnements sur son activité réelle et son utilité. Selon l’auteure, « le soi-disant débordement des agents est inversement proportionnel à la charge de travail qui incombe à l’overbooké ».
Un livre qui pose néanmoins des questions de fond…
Plus globalement, l’auteure décrit l’univers des collectivités locales (pour tenter de rester anonyme, elle parle d’une grande mairie, mais il s’agit en réalité d’un Conseil régional) :
> Politiques peu lisibles, voire essentiellement clientélistes (tout pour se faire réélire),
> Administration gangrénée par les prises de pouvoir de cadres qui brillent davantage par leur capacité à se faire reconnaître que par leur compétence et leur action,
> Embauches nombreuses (notamment des contractuels) de cadres ou chargés de mission, d’agents à partir de critères privés ou clientélistes,
> Management des hommes totalement abscons : aucune méthode réelle, malgré l’utilisation de vocabulaire simulant des pratiques construites,
> Absence de stratégies d’utilisation des fonds publics, avec des projets clinquants ne correspondant à aucune utilité réelle ou publique, et des luttes entre secteurs administratifs tendant à annuler les constructions du moment,
> Stratégies continuelles de déguisement de l’utilisation des fonds publics, y compris face à des contrôles qui n’ont que leur nom pour réalité contraignante.
> Développement d’une technostructure (cadres dirigeants, chargés de mission les plus divers) jamais évaluée, qui participe à l’inflation des moyens mobilisés, justifiée par la communication externe basée sur des apparences, inflation toujours présente malgré l’inutilité des politiques réelles.
… et leur application particulière dans le champ social
Il m’a semblé intéressant de reprendre ces propos en les reliant aux collectivités locales engagées dans l’action sociale, notamment les mairies et les Conseils généraux. En résumé, je ne souhaite pas, malgré sa facilité, céder à l’exercice de la critique continuelle : il existe en effet des politiques, des ambitions, des programmes, des organisations administratives et des mobilisations de moyens qui, en matière d’action sociale, sont assumées par les collectivités locales (action sociale obligatoire de type aide sociale légale, action sociale non obligatoire), celles-ci échappant souvent aux absurdités présentées dans l’ouvrage « Absolument dé-bor-dée ! », étant même parfois aux antipodes de ce qui y est dénoncé.
Mais pourtant, j’admets que des dérives nombreuses existent, entravant voire rendant inutiles les politiques. Je regroupe ces dérives, souvent décrites dans le livre de Zoé Shepard, en 4 catégories :
> Les politiques contradictoires : le clientélisme, les interventions, les approches préférentielles sont encore bien fréquentes, créant des impératifs qui doublent, voire contredisent les politiques ou programmes officiels. Les financements sont également une vraie difficulté, le saupoudrage prévalant sur le respect de priorités.
> Le management stratégique : les approches nouvelles (New Public Management et RGPP obligent) développent des modes de gestion des dispositifs et des hommes qui deviennent absurdes. Il est question de management par projet, mais ce ne sont que des mots qui cachent l’absence de considération des personnes, les jeux de meccanos stratégiques, et finalement l’absence de constance (dans les politiques) et la démotivation continuelle des agents (en matière d’Aide Sociale à l’Enfance, c’est assez criant, il suffit de regarder la difficulté à avoir des référents stables, motivés pour le suivi des parcours des personnes accompagnées).
> Les doublons et inutilités : on entre pour ce domaine dans la spécificité des collectivités locales. On trouvera ainsi des instances décisionnelles qui se doublent (voire se contredisent), des réunions continuelles (les fameux comités de pilotages) qui se répètent (voire s’annulent), des cadres intermédiaires qui passent leur temps à lutter pour leur sphère d’influence ou contre d’autres cadres. On trouvera aussi le temps passé (il est énorme, même chez les cadres qui se disent dé-bor-dés et qui partent ostensiblement très tard, montrant bien ainsi l’intensité de leur soi-disant débordement) en rumeurs, discussions de couloirs, propos sur les uns et les autres, le temps passé à éclaircir les règles de fonctionnement (j’ai encore le souvenir de ma présidence d’une commission arbitrale au sein d’un Conseil général à propos de la mise en place concrète d’une territorialisation de tous ses services sociaux). On trouvera également le nombre de personnes toujours à la hausse pour des fonctions techniques (inventer des tableaux de suivi de l’activité de crèches par exemple) qui mobilisent des embauches dans des technostructures bureaucratiques nouvelles, sans apport de services nouveaux, sinon du travail supplémentaire dans les structures de terrain. On trouvera enfin le nombre de spécialistes de l’invention des règles, de l’interprétation des règlements, qui renforcent des managements légalistes et éloignent du réel service rendu.
> La triche horaire : il est important de le dire, le volume horaire des agents de la fonction publique territoriale est souvent très inférieur à ce qui existe dans d’autres secteurs, inférieur même aux obligations réglementaires, y compris bien évidemment dans les secteurs que je connais le mieux, l’action sociale. Les retards systématiques le matin, parfois grossiers, les départs systématiques le soir sous prétexte d’un rendez-vous, le tout calé en fonction des impératifs personnels, les pauses continuelles, les arrangements souvent très importants avec les temps de congés et d’ARTT (des prolongements réguliers des jours officiels, au moment des retours de vacances), etc. etc. Les exemples sont légion.
La réforme des collectivités territoriales
J’ai souvent interrogé l’absence de respect par l’État de ses obligations à l’égard des collectivités territoriales. Et j’ai également souvent trouvé inadmissible le raisonnement de l’État central indiquant que les collectivités locales n’ont des difficultés financières que parce qu’elles ont des politiques dispendieuses. J’aurai même l’occasion d’y revenir ici, dans peu de temps, à propos des conséquences de la réforme des collectivités territoriales pour l’action sociale.
C’est précisément parce que je me situe comme un promoteur des politiques sociales, et des collectivités locales dans ces domaines, que je n’hésite pourtant pas à dire qu’un effort considérable est nécessaire pour assainir la gestion, pour développer véritablement des projets, pour animer, mais aussi contraindre les hommes au sein des collectivités territoriales. À mon sens, près de 20 % des effectifs et des moyens sont engagés de manière inconsidérée (*). Ce jugement est lapidaire certes, il est hélas réaliste.
Daniel GACOIN
(*) J’ai souhaité évité de présenter tous les exemples précis que j’ai rencontré ici ou là, mais je suis prêt à en dresser, avec vous, un inventaire (interminable !).
bonjour,
cette critique est savoureuse et très complète.
je rajouterai que le livre est également très drôle et permet d'évacuer les soucis quotidiens en riant parfois aux éclats.
C'est un humour classique mais qui atteind parfaitement sa cible. Je ris encore de l'envoi du fax par Corine à l'hotel...
salutations
Rédigé par : alexandre hausknost | 12 décembre 2010 à 18:04
Bravo pour cette analyse. J'ai suffisamment connu ce domaine social pour savoir la véracité de votre écrit. Vous effleurez un sujet que l'on retrouve quasiment partout dans ces Collectivités Territoriales et qui ne manque pas de piquant : la concurrence entre les divers services pour se faire suer les uns les autres et cela occupe une bonne partie des 35 heures du mois. Il faudrait vite en faire passer dans le privé pour les priver de l'envie de passer leurs temps en conneries.
Rédigé par : Emmanuel Renahy | 14 décembre 2010 à 11:57
Monsieur GACOIN
La FNADEPA 79 organise un colloque sur le thème de « l’EHPAD de demain » le 20 septembre 2011 à Bressuire.
Les thème abordés seront les suivants :
- L’accueil des nouveaux publics
- L’approche économique
- La sanitarisation, vu d’esprit ou réalité
A la lecture de votre blog particulièrement pertinant nous aurions souhaité que vous puissiez participer à cette journée, et intervenir sur le thème suivant : « l’approche économique de l’EHPAD de demain »
Le colloque rassemble environ 200 participants issus du secteur médico social départemental (secteur personnes âgées et handicap).
Sa particularité est de favoriser les échanges entre intervenants et professionnels du terrain.
Nous vous proposons comme pistes de réflexion les points suivants :
- Solvabilisation
- Réforme de la tarification
- 5° risque
- Futures politiques d’investissement
- EPRD
Ces sujétions restent non exhaustives et nous nous vous laissons la liberté de développer d’autres points, compte tenu du fait que votre intervention est prévue à partir de 10H30 pour environ 1 heure et nous comptons sur votre participation à la table ronde qui aura lieu par la suite à 16H20.
Pourriez vous nous donner votre réponse dans les jours avenirs et nous informer des conditions matérielles relatives à votre intervention.
Restant à votre disposition pour plus d’information au 0676175662, nous vous prions d’agréer l’expression de nos salutations distinguées.
L’Equipe de préparation du colloque
Rédigé par : Manchado Xavier | 27 mai 2011 à 15:58