Début 2008, je commentais dans ce blog, le désormais célèbre livre du sociologue Michel Chauvière, « Trop de gestion tue le social, essai sur une discrète chalandisation », paru aux éditions La Découverte quelques semaines plus tôt. Cette critique (cliquer ici pour y accéder) a été lue abondamment, critiquée parfois, et m’a donné l’occasion d’un échange avec de nombreux acteurs dont Michel Chauvière lui-même. L’ouvrage étant réédité cette année, avec une préface inédite, il m’a semblé utile de revenir sur le document.
La nouvelle édition reprend, sans aucun changement, le contenu de 2007 : une analyse basée sur une supposée dérégulation et une déconstruction du social, liées à l’avancée inexorable des idées néolibérales, favorisant la transformation du service public vers la marchandisation et la « chalandisation ». L’idée fondamentale est forte : après une phase cohérente de construction conceptuelle, jusqu’en 1945, s’est mise en place une transformation d’état d’esprit, de réalités, avec aujourd’hui une situation ou l’amélioration de la gouvernance (avec notamment l’appel aux consultants), la dérégulation, ne servent que la réduction de la voilure, l’entrée du social dans le monde des affaires, la prédominance du marché par privatisation et plus grande hégémonie des impératifs de gestion. Je redis ici, comme en 2008 et conformément à mes échanges avec Michel Chauvière, combien j’apprécie ses contenus et néanmoins, combien j’ai des désaccords, non dans certains détails, mais dans la lecture globale.
La pertinence de la critique qu’apporte Michel Chauvière …
Des éléments donnent, selon moi, raison aux propos de M. Chauvière : il existe ainsi, comme il le décrit, une transformation profonde, un changement des règles du jeux et des concepts de l’action sociale, une avancée inéluctable même de la dérégulation. La transformation du « paysage du social » qui s’ensuit favorise, conformément à sa description, la tendance évidente, via l’avancée des théories du New Public Management (le NPM : cliquer sur les liens suivants pour accéder à mon article d'août 2009 et à celui de mai 2010 sur l’avancée de ces théories) à des pratiques visant la concurrence, l’appel partiel au marché, l’incitation à la performance, la promotion de « l’homo œconomicus » et de plus grands processus de contrôle des agents. Ces derniers sont même sommés d’entrer dans une forme subtile de soumission : devoir s’impliquer, se motiver à travers des processus modernes (évaluations, démarches qualité, communication sur la performance) pour trouver, par eux-mêmes, les modes de résolution des contraintes et réorganisations imposées par les managers stratégiques. J’ai également beaucoup apprécié l’analyse des dérives lexicales, révélatrices de sens : la « novlangue éthico-managériale », la fausse rigueur des procédures et standardisations dans les démarches qualité, les incantations au service, apparemment centré sur l’usager, mais relevant essentiellement de la réduction des coûts ou de la mise en concurrence.
… et mes réticences sur certains contenus …
Pour autant, les constructions unilatérales de l’ouvrage restent problématiques : par exemple sa lecture uniquement centrée sur la marchandisation, sur l’avancée des idées néolibérales, sans prise en compte d’une approche qualitative de l’action publique ; autre exemple, une approche historique biaisée où la conception du travail social serait aboutie en 1945 (à mon sens, de nombreux concepts ont été inventés ensuite : le triptyque personnes cibles / prise en charge en établissement / implication de professionnels spécialisés des années 1960-1970, rapporté par P. Rosanvallon, le concept d’interventions sociales d’intérêt collectif, les politiques d’action transversale centrées sur les territoires, l’individualisation et la contractualisation sur les projets d’accompagnement). En 2008, je m’interrogeais déjà sur un simplisme déguisé : survalorisation des vertus du service public, victimisation systématique des professions sociales. Par ailleurs, l’idée d’une recentralisation de l’action sociale, de la seule attribution du social en actes au service public et non au « corps social en mouvement », me semblait profondément problématique, inquiétante même.
… permettant une appréciation très positive
L’intérêt de l’ouvrage était déjà évident : il est utile, salutaire même, de le lire. D’abord, parce qu’il décrit des dérives et leurs nécessaires corrections. Ainsi, à l’égard de l’application du NPM (insuffisamment théorisé par rapport à d’autres auteurs), Michel Chauvière dénonce à juste titre certaines externalisations et mises en concurrence, des démarches qualité / visions éthiques / recommandations de bonnes pratiques basées sur des « injonctions molles » ou une « langue caoutchouc » (pour reprendre des termes du sociologue Jean-Pierre Le Goff) ou encore sur une implication paradoxale (pour reprendre des termes du psychiatre Christophe Dejours).
Un prolongement nécessaire aux réflexions de Michel Chauvière …
Mais dès cette époque, deux thématiques de la critique présentée me semblaient à prolonger :
- La première concernait la survalorisation actuelle des décideurs (politiques, managers stratégiques) : toutes les pratiques managériales sont en effet construites sur l’idée que seuls ces décideurs seraient capables, rationnellement, de penser les adaptations nécessaires des organisations ou les plans d’organisation future… Michel Chauvière y insistait peu. J’aurais aimé alors, voir une réflexion sur la rationalité limitée et même bien souvent l’irrationalité des modes de management stratégique des décideurs (y compris quand ils sont soutenus par des consultants bien sûr !) qui constituent un véritable problème, généré par la dichotomie entre management stratégique et management de proximité (un point de passage central des théories du NPM !) et par l’absence, chez les managers stratégiques, d’implication, de connaissance et d’intérêt pour les réalités de terrain (Henri Mintzberg avait analysé cette dérive par absence de compétences chez les managers en entreprises marchandes dès les années 1990).
- La deuxième concernait la vision très négative de ces décideurs stratégiques sur la capacité des équipes professionnelles et des agents à penser, agir et réaliser le changement : dans cette vision, les agents sont uniquement porteurs de résistances qu’il va falloir gérer, peu en état de penser et d’apporter une réalité au changement souhaité. Michel Chauvière avait peu exploré une traduction concrète de cette vision négative : la haine de l’autre. Elle est autant présente dans le discours de certains dirigeants ou décideurs politiques à l’égard des professionnels (qui ne comprennent rien, qu’il faut combattre, à qui il faut faire accepter, ou contraindre à la raison,…), que dans les discours des politiques à l’égard des populations en difficulté (« il va falloir les transformer, leur faire accepter leurs responsabilités, les faire payer, leur imposer, enfin, la loi sociale nécessaire etc. etc. »). Je note que d’ailleurs, cette thématique de la « nullité » des agents, du regard cynique sur la gestion de leur résistance, sur le combat à mener pour leur faire accepter des adaptations nécessaires a trouvé de 2007 à 2010 une actualité saisissante, comme le montrent les discours de guerre civile de nos responsables publics.
… que
l’on ne trouvera pas dans cette nouvelle édition ...
La nouvelle édition de 2010 est pour moi, de prime abord, une déception : nulle trace de ces prolongements attendus. La nouvelle édition reprend le texte de 2007, avec juste une préface en plus. Quel dommage ! J’aurais aimé lire une étude (lexicale, politique, institutionnelle) de Michel Chauvière sur la mise en place des ARS, sur les appels à projets, sur la réalité et les résultats de la RGPP... Certains contenus (noms, organismes de référence…) sont obsolètes, aucune mention de ce qui s’est déroulé depuis 2007 : tout laisse ainsi penser qu’une marche inéluctable est continue depuis des années, et qu’il importe peu de l’étudier de manière actualisée, d’en rediscuter la présentation, de différencier des étapes, des phases d’avancées et de recul, des modes d’approches différents, etc.
… que je conseille pourtant de lire
La préface, seul ajout donc par rapport à l’édition de 2007, est pourtant bien intéressante. On y apprend que Michel Chauvière ne refuse pas la gestion, mais son hypertrophie. De la même manière, je l’ai entendu dire qu’il ne refusait pas l’évaluation, mais son mode de mise en œuvre et son envahissement… Ce repositionnement crédibilise aujourd’hui les propos de MIchel Chauvière, alors qu’à la première édition, le positionnement uniquement critique pouvait générer des doutes chez les lecteurs. On trouve également dans cette préface une explication de texte sur l’intention initiale du livre (expliquer que la tendance actuelle modifie un équilibre, le compromis social, et déconstruit sans apporter réellement un nouveau modèle, avec une seule perspective donc de « social en miettes ») et sur les solutions (l’appui sur les professionnalités). J’aime cette explication, même si je discute la réalité du diagnostic et des solutions, tout simplement parce que je pense qu’il est nécessaire de retravailler à la réinvention des fondements du social.
Merci Michel, pour ces travaux, que je continuerai à critiquer certes mais dans un esprit de recherche commune et bien sûr à très bientôt pour la poursuite de nos discussions directes et attentives.
Daniel GACOIN
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