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Un ouvrage sur une question
embarrassante…
Les éditions ESF ont publié en décembre 2009 l’ouvrage Construire une démarche d’expertise en
intervention sociale. Ces auteurs : Akim Guellil directeur
d’établissement social et médico-social et consultant, Sandra
Guitton-Philippe, responsable des formations de cadres et directeurs à
l’Institut Régional du Travail Social de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il m’a
semblé
au cœur d’une actualité forte.
Aujourd’hui en effet, l’appel à des experts devient de plus en plus
fréquent dans les organisations sociales et médico-sociales. Dès qu’une
question complexe se pose (diagnostic, conduite de projet, évaluation,
innovation), les directions de structures, les équipes de travailleurs sociaux
sont davantage supplantées ou assistées par des spécialistes extérieurs,
réputés plus compétents pour instruire cette question ou même parfois conduire
une démarche. Cette réalité me fait certes vivre en tant que consultant, mais
m’interroge en même temps : va-t-on vers un trop grand pouvoir des
experts ?
… et sa tentative de réponse
Précisément, l’ouvrage se présente comme une réponse à des besoins, mettant
en avant la fonction d’expertise non au profit de spécialistes extérieurs aux
structures, mais au cœur des compétences de la nouvelle génération des
travailleurs sociaux et cadres du secteur social et médico-social.
Il est construit en 2 parties :
> Une première consacrée à la définition d’une démarche d’expertise
en intervention sociale :
Cette partie détaille d’abord le changement à l’œuvre dans le secteur
social et médico-social (qui regarde l’intervention auprès de populations
spécifiques, dans le cadre des politiques sociales catégorielles). Elle reprend
ainsi l’enjeu, signalé par B. Eme (L’économie
sociale et solidaire, une perspective habermassienne, Les cahiers du GERFA,
2001), F. Batifoulier et F. Noble (Fonction de direction et de gouvernance dans
les associations d’action sociale, Dunod, 2005) d’un engagement « dans une démarche exigeante et risquée qui consiste à
maintenir en tension des impératifs qui peuvent se révéler difficiles à
articuler : identifier les organisations sociales et médico-sociales comme
des entreprises de services à la personne, assumer une fonction de prestataires
de service, développer une culture du service sans jamais en rabattre sur
l’altérité associative qui ne peut se résoudre, sans se renier, à ce que les
personnes soient réduites à un statut de ressources, de fonctions,
d’usager-consommateurs ». Dans ce cadre, sont rappelés les quatre
vecteurs d’une expertise en intervention sociale : conception des
politiques publiques, lecture de la problématique d’une population, calage
d’une offre de service adaptée, inscription dans une dynamique territoriale. Une
étude de l’évolution des nouveaux référentiels métiers est présentée, qui se
révèle très intéressante.
Elle développe ensuite le sens (fondements éthiques) et les enjeux
sociopolitiques d’une démarche d’expertise (la centralité des bénéficiaires, le
développement de l’innovation, la production de connaissances, la contribution
à la conception ou à la mise en œuvre des politiques sociales).
Elle propose enfin des cadres de référence pour une démarche : un
sens (lié, non à une fonction de spécialiste ou savant, mais à une posture
orientée vers le changement, dans une dynamique systémique), une
problématisation politique (avec une tentative de modélisation des fondements
d’une politique publique).
> Une deuxième partie consacrée à des méthodes de construction des
démarches d’expertise. Leurs multiples dimensions sont ainsi représentées :
Les 3 champs de travail (politique, étude d’une population, offre de
service) sont ensuite développés, sur un plan méthodologique : 3 séquences
pour l’instruction d’une politique publique, un schéma très
« écosystémique » et 2 séquences pour l’étude d’une population, une
méthode d’analyse et 5 séquences pour la structuration d’une offre de service.
La méthode dite des écarts est également proposée : sélection des
critères les plus significatifs (liés à l’enjeu, à l’opportunité, ou à la
changeabilité), vérification des éléments en tension, analyse des écarts,
L’ensemble est ensuite développé à travers un exemple : celui des « ménages réfugiés statutaires ».
Mon regard sur cet ouvrage
J’ai paradoxalement été très intéressé par ce livre : je dis bien
paradoxalement puisque je note d’abord des points qui m’interrogent, voire qui
sont nettement insuffisants :
- Ainsi l’ouvrage ne répond pas vraiment à la question : va-t-on
vers un trop grand pouvoir des experts ou de l’expertise ?
- Certains contenus me paraissent insuffisants : les champs de
l’expertise en intervention sociale me paraissent très réducteurs (nul part on
ne parle vraiment d’une recherche de stratégie d’intervention et d’innovation,
voire même de réponses à des besoins), la méthode explicitée en deuxième partie
paraît également très réductrice, pour ne pas dire même insuffisante (c’est le
cas pour la partie sur les écarts qui est nébuleuse, alors précisément qu’elle
devrait être le point névralgique et plus lumineux pour le lecteur).
- Les fondements théoriques sur l’expertise me semble très
insuffisants : aucune étude critique des théories sociologiques, de la théorie
du discours de Lacan, etc. etc.
- La référence systématique à une période où les travailleurs sociaux
auraient été peu sollicité dans leur capacité d’expertise est polluée par la
complaisance, même, à l’égard d‘une image d’Épinal (celle de J-R Loubat, Promouvoir la relation de service en action
sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2007) : on assisterait depuis
vingt ans au passage d’un univers « qui
fonctionnait jusqu’alors selon des modèles familiaux et communautaires et qui
reposait sur une doctrine que nous pourrions appeler l’hospitalisme compassionnel,
issue de la saynète emblématique de saint Martin partageant son manteau et
concrétisée par saint Vincent de Paul » à l’introduction « d’une logique de service ».
Cette fiction ne m’a jamais convaincu, (elle est même la preuve d'une profonde méconnaissance des réalités des années 1970-1980) puisque, précisément, une approche
professionnalisée de la logique de service était déjà travaillée depuis trente
cinq ans, selon moi, avec une réelle expertise des travailleurs sociaux. Je
crois même que derrière les discours d’aujourd’hui sur la logique de service se
cache parfois l’absence d’expertise et de capacité d’innovation du fait d’une
volonté de standardiser le service rendu.
Néanmoins, malgré ses manques, l’ouvrage a le mérite d’ouvrir un vrai
débat : quelle est l’expertise à développer ? Pour moi, celle-ci est
peut s’inscrire au départ dans les portes d’entrée proposées par l’ouvrage,
c’est-à-dire les trois champs d’instruction (les politiques, les populations,
l’offre de service), puis l’analyse des tensions… à condition qu’ensuite cette expertise
se situe résolument dans la construction de stratégies innovantes (pour le
développement du lien social, pour l’intervention dans un contexte et non
uniquement dans la seule « prise en charge » de la personne etc.). Si
le livre n’est qu’un premier pas, il donne la direction à creuser : celle
de la stratégie d’intervention. De plus, il ne se trompe pas de
positionnement : ce ne sont pas des experts extérieurs qui ont la vérité
et qui devront apporter du changement (et gérer une soi-disant résistance au
changement), ce sont les équipes professionnelles et les directions
institutionnelles qui sont au cœur du processus, qui ont les compétences
potentielles pour ce travail d’expertise.
Ce livre est donc à lire, avec ses insuffisances, parce qu’il peut être
le point de départ d’une démarche plus complète et exhaustive, sur un plan
théorique, stratégique, méthodologique.
Daniel GACOIN
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