Je viens de lire, le
dernier livre de François Dubet, Les
places et les chances, Repenser la justice sociale, paru au Seuil (dans la
Collection La république des idées) il y a tout juste 10 jours. Vraiment,
lisez-le ! Je ne partage pas toute sa thèse, mais la pédagogie du livre
sur la justice sociale est très intéressante et donne une vraie occasion de
réfléchir.
L’auteur…
François Dubet, sociologue, a apporté des contenus majeurs au sein d’une
école française de sociologie politique. Il se rattache à la mouvance du
réformisme social (voulant inspirer une gauche moderne et réformiste), avec les
chercheurs travaillant au renouvellement d’un contrat social à la base de
l’équilibre de la société et de la protection sociale. Une partie d’entre eux
se retrouve notamment dans le club de « la
République des idées » avec des économistes, des démographes, des
politologues, d’autres sociologues. Les habitués de ce blog savent combien je
me relie à cette mouvance, en participant aux constructions dans un secteur
spécifique : l’action sociale et médico-sociale. F. Dubet, depuis de
nombreuses années, travaille les questions éducatives, des institutions
sociales, de la protection sociale, et nous a habitués à des ouvrages
stimulants :
> Celui qui l’a fait connaître du grand public (et apprécier par les éducateurs !) : La Galère : jeunes en survie (Fayard, 1987)
> Ceux sur la pensée sociologique, notamment Sociologie de l’expérience (Seui, 1994) et L’expérience sociologique (La Découverte, Collection Repères), paru il y a 2 ans dont je n’ai pas encore eu le temps, malgré ma forte envie, de parler ici,
> Le déclin de l’institution (2000, Seuil) un ouvrage essentiel sur la perte progressive des repères sociaux structurants, suivi en 2009 de Travail des sociétés (Seuil)
> Les ouvrages sur l’éducation (L’école des chances, qu’est-ce qu’une école juste ? Seuil, 2004) et sur le résultat de sa massification (porteuse d’exclusions) : François Dubet a des propos proches de ceux de Marie Duru-Bellat (dont je ne peux que recommander de lire son livre le plus éclairant : L’inflation scolaire, Seuil, La République des idées, 2006 : un plaidoyer implacable et indispensable !)
La thèse de l’ouvrage Les places et les chances, repenser la
justice sociale
Ce dernier ouvrage traite de
la protection sociale, de la réduction des inégalités, et des modes
d’intervention publique pour réguler la vie sociale. F. Dubet y propose de
retenir deux modèles de pensée (ou modèles politiques). D’un côté, le modèle de
l’État Providence, structuré par le principe de l’égalité des places (visant à
resserrer la structure de positions sociales, sans faire de la mobilité une
priorité), d’un autre côté, un autre modèle, certes ancien mais en progression
depuis quelques années, celui de l’égalité des chances (à ne pas confondre ou
réduire à un modèle libéral) qui vise à donner à tous la possibilité d’occuper
les meilleures places, en fonction
d’un principe méritocratique avec parfois son corollaire, la
discrimination positive sous conditions.
L’intérêt de cette division
Pour les deux modèles, l’ouvrage explique la construction progressive
des mises en œuvre, leur développement, leurs avantages et leurs limites, voire
leurs risques, F. Dubet passe ainsi du temps pour présenter les stratifications
historiques et surtout, pour poser l’intérêt de chaque approche… sans les
opposer ni les caricaturer. D’un point de vue pédagogique, c’est très intéressant
car toute personne non spécialiste de ces questions trouve des clés de
compréhension.
La difficulté de cette division
Elle est génératrice de nombreux manques :
> Pour le modèle « égalité des places » : les constructions du XIXe (notamment le social républicanisme et la base du compromis de l’État-providence, l’équilibre de 1945, la construction d’un secteur tentaculaire pendant les trente glorieuses) sont sous-développées, le regard est également insuffisant sur les résistances actuelles, que l’on pourrait qualifier de corporatistes, des professionnels de la protection sociale et de l’éducation, davantage attachés parfois à sauvegarder leur propre place qu’à mettre en avant un processus égalitaire, d’insertion ou de resserrement des inégalités,
> Pour le modèle « égalité des chances » : les avancées politiques des années 1980 / 2010 sont très peu développées (pas d’allusion aux principes de rénovation de l’aide sociale aux Etats-Unis dans les années 1990, par exemple, ni à leur prolongement en Europe. Dans ce cadre, il est intéressant de relire tous les ouvrages sur la responsabilisation des bénéficiaires de l’aide sociale ou de l’aide publique),
> Plus globalement, l’approche sociologique montre ses limites : les deux modèles sont des constructions sociales, loin de définir une structuration institutionnelle et politique (sauf en matière de progression de la discrimination positive, et encore…) et surtout une structuration socio-économique. Surtout, les modèles présentés expliquent des influences, mais n’analysent pas les véritables modèles institutionnels et économiques en place : en particulier, l’approximation autour du concept d’État-providence est très légère, ne tenant pas compte des trois modèles en place derrière ce terme (voir B. Palier, Réformer la Sécurité sociale, PUF, 2005, mais aussi B. Palier et G. Esping-Andersen, Trois leçons sur l’État-providence, Seuil, La république des idées, 2008).
Les leçons de cette division
Elle permet de proposer un choix entre des priorités : en effet,
selon F. Dubet, il est impossible de suivre les deux modèles à la fois et il
convient d’établir clairement des priorités. Dans ce cadre, il propose d’opter
résolument pour le modèle « égalité
des places », plus efficace en termes de cohésion, de réduction des
inégalités : un tableau particulièrement explicatif (repris d’une étude de
M. Duru-Bellat) met en parallèle le lien entre État-providence et réduction des
inégalités. Le propos est limpide et le plaidoyer tranquille, sans exclusive,
sans stigmatisation. Surtout, il est intéressant dans la mesure où la France
est particulièrement visée par l’absence de choix entre les deux modèles de
pensée, notamment depuis 3 ans avec la majorité présidentielle, mais également
dans la pensée de la gauche française. Je cite la conclusion de F. Dubet à
laquelle j’adhère totalement, qui est le point d’orgue du livre :
« À terme, tout le monde défend ses acquis et se proclame d’autant plus radical qu’il ne veut rien changer. Pendant ce temps, la version libérale de l’égalité des chances s’impose dans les pratiques comme dans les faits, même si notre pays a du mal à accepter ce changement.
L’égalité des places pourrait constituer l’un des éléments de la reconstruction idéologique de la gauche, à condition que celle-ci ait un peu de courage : le courage de mécontenter une partie de son électorat (qui la fuit d’ailleurs à pas feutrés) et d’être autre chose que le parti des classes qualifiées et aisées. La gauche devrait aussi avoir la capacité de rompre avec les fables qu’elle aime se raconter sur l’État-providence et le service public, dont elle devient le gardien vétilleux faute de pouvoir les transformer.
Aujourd’hui, le mot réforme est passé à droite et le refus du changement brille à gauche. Le ferme désir d’égalité permettrait de sortir de cette impasse et de faire le vrai travail du politique : transformer des principes en programme et adresser une offre à ceux qui ne se reconnaissent plus dans les représentations politiques de la vie sociale ».
Il est difficile d’être aussi catégorique que Dubet : dans certains
domaines, il est nécessaire que les politiques publiques s’inspirent de ses
préconisations, dans d’autres, il conviendrait d’aller à l’inverse en
préconisant une égalité des chances et une vraie discrimination positive (par
exemple pour l’accueil Petite Enfance). Néanmoins, je suis globalement d’accord
avec son apport pour le domaine qui m’occupe : les politiques sociales
sectorielles, en faveur des publics ou territoires les plus en difficultés, les
plus fragiles. Je souhaiterais même compléter son propos… La mise en avant
d’une politique sociale forte, inspirée de façon lisible et cohérente par le
modèle de « l’égalité des
places » n’est possible que si :
> Cette politique comporte des objectifs formels et des programmes en phase avec ses objectifs, dans de véritables dynamiques de projets (et de moyens ciblés), évaluables,
> Cette politique est complétée par des objectifs formels de réduction des effets pervers : inflation des moyens sans lien avec une utilité réelle, faible responsabilisation ou mise sous dépendance des usagers, corporatisme professionnel.
Daniel GACOIN
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