Une nouvelle importante : la Cour de Cassation officialise, dans un
arrêt du 10 novembre 2009, le délit de « harcèlement
moral managérial ». Peu commentée dans la presse grand public, la
nouvelle est présentée par la presse spécialisée (sociale ou juridique), tant
l’arrêt fera date et sera jurisprudence, de façon incontournable.
Un petit retour en arrière tout
d’abord…
En 1998, la
psychiatre Marie-France Hirigoyen publie un petit ouvrage qui aura un énorme
succès « Le Harcèlement moral : la
violence perverse au quotidien » (aujourd’hui disponible en poche chez Pocket). Ce
livre à la lecture éprouvante, mais indispensable, décrit le processus mortifère
du harcèlement et sa conséquence pour les victimes (spirale
dépressive, voire suicidaire), processus regardant tant des situations privées
(familiales ou conjugales) que professionnelles (au sein des entreprises). Ce livre
sera suivi de prises de paroles, témoignages, débats. Pour le monde du travail,
ils seront repris dans un nouvel ouvrage de Marie-France Hirigoyen (Le malaise dans le
travail : harcèlement moral : démêler le vrai du faux, également
chez Pocket). L’auteur participera aux travaux qui introduiront la notion de
harcèlement moral dans le Code du travail en 2001. À noter : le livre, la
pénalisation qu’il va faciliter, pour indispensables qu’ils soient,
s’inscrivent dans une période de privatisation / individualisation, de « psychologisation » dans
l’examen des situations relationnelles (envahissement des entreprises par le
coaching, les écoles de développement personnel…), favorisant parfois la
clinique du sujet plutôt que la clinique des organisations ou la mise en cause
des conditions socio-économiques des relations professionnelles. Rappelons que Jean-Pierre
Le Goff indiquait dans « La France morcelée » (Folio, 2008), ouvrage commenté dans un billet de ce blog en avril 2008 (cliquez sur ce lien pour y accéder) que le harcèlement
moral « prend une importance sans
précédent dans une période où le désarroi conduit, faute des médiations traditionnelles,
à se dire individuellement victime et à demander réparation à la
justice ».
Dès 2001, le « harcèlement moral » devient
un délit désignant des « agissements répétés qui ont pour objet ou pour
effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte
aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé physique ou de
compromettre son avenir professionnel » et dont la réalité, reconnue par
un tribunal, peut entrainer, pour la victime, une protection (réintégration, dommages
et intérêts), et pour l’auteur, des sanctions pénales (15 000 € d'amende
et un an d'emprisonnement). Mais il convient de noter deux restrictions :
le harcèlement est individuel (des agissements d’une personne sur une autre
personne, non liés à des conditions organisationnelles ou économiques), la
victime doit faire la preuve de ces agissements.
La conséquence de cette loi ? Des plaintes nombreuses (notamment concernant des faits antérieurs à des
licenciements) sont portées aux prudhommes (200 000 fin 2003). En 2006, sur 250 000 litiges,
un quart aura donné lieu à des condamnations, elles restent individuelles.
Le 21
juin 2006, la Cour de cassation rend un
arrêt - coup de semonce pour les employeurs : ils ont une obligation de
résultat dans la prévention du harcèlement moral au sein de l’entreprise. Ainsi,
pour la Cour, si un supérieur hiérarchique «
engage sa responsabilité personnelle à l’égard de ses subordonnés » en
leur faisant subir « intentionnellement
des agissements répétés de harcèlement moral », l’employeur doit aussi être
mis en cause car tenu envers ses salariés à une obligation de « résultat en matière de protection de
la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise, notamment en
matière de harcèlement moral, et l’absence de faute de sa part ne peut
l’exonérer de sa responsabilité. »
La conséquence de cet arrêt ? Il devient clair que les employeurs (sauf
preuve d’un encouragement ou d’une participation au harcèlement), non
condamnables pénalement, peuvent être contraints au versement de dommages et
intérêts. Se développent alors de nombreuses actions préventives, au moins
dans les discours, au sein des entreprises.
En 2008, la Cour de cassation commence à
juger du fond dans le cadre de 4 arrêts successifs : Jusqu’à cette date, elle estimait que le harcèlement moral relève de
l'appréciation in concreto d'une série d'éléments de fait (agissements
de harcèlement, dégradation des conditions de travail, altération de la santé
physique ou mentale du salarié, comportement des différentes personnes en cause)
et que cette appréciation relevait des juridictions de base (prudhommes, Cour
d’appel). En 2008, elle estime devoir aller plus loin et entrer dans ces
appréciations : elle refuse par exemple que des situations de stress
ou de management rigide, participant à un climat que certains salariés
vivent mal, soient considérées comme du harcèlement moral, mais elle juge a
contrario des comportements managériaux outranciers comme participant à un
harcèlement. Elle juge également que des mesures de l'employeur détériorant à
l'évidence les conditions de travail (surveillance accrue, mesures
disciplinaires, changements de bureau…), si elles portent atteinte aux droits
d’un salarié, à sa santé, à sa dignité ou à son avenir professionnel, relèvent
du harcèlement moral, mais la Cour reste attentive à toujours considérer ce
harcèlement comme une forme répréhensible de
relation interpersonnelle, sans examen de conditions plus collectives.
La conséquence de cette réorientation en 2008 des arrêts de la Cour de
cassation ? Une qualification de harcèlement, à la suite d’une plainte d’un
salarié, ne peut être établie que si le salarié fait la preuve de l’existence
« d'agissements répétés » ; mais si dans ce cas, l’employeur,
pour éviter une qualification de harcèlement, doit faire la preuve que chacune
des mesures invoquées par le salarié se trouve justifiée par des éléments
objectifs étrangers à tout harcèlement.
… et la présentation de la
dernière évolution de novembre 2009
Ce 10 novembre en effet, la Cour de cassation
a rendu un arrêt qui constitue une évolution de doctrine : ayant à statuer sur un jugement d’une Cour d’appel, elle a estimé que
des méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique « peuvent caractériser un harcèlement moral, dès lors qu'elles se
manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour
objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail
susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa
santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». En l'occurrence, le directeur d’un centre « soumettait les
salariés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et
contre-ordres dans l'intention de diviser l'équipe, se traduisant, en ce qui
concerne le salarié licencié, par sa mise à l'écart, un mépris affiché à son
égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par
l'intermédiaire d'un tableau, et ayant entraîné un état dépressif ».
La Cour de cassation dépasse ainsi la simple sanction d’un comportement spécifique inacceptable dans toute relation humaine, à la
notion de sanction d’un mode de management
- donc des règles s'appliquant à tout le personnel – en mettant en cause
la responsabilité de l’employeur.
La conséquence de cette position finale ? Il conviendra de prendre en
compte une nouvelle origine possible du harcèlement moral, puisqu’il ne s’agit
plus d’un comportement individuel, mais qu’il peut s’agir de méthodes de
management et de gestion, posées ou validées par un employeur. Attention !
La Cour de cassation a fixé deux conditions à cette mise en cause
possible : la méthode
de gestion incriminée doit s'adresser à un salarié déterminé, cette
méthode de gestion s’inscrit dans le cadre de la définition légale du
harcèlement (agissements répétés, dégradation des conditions de travail
susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité, d'altérer la santé
physique ou mentale ou de compromettre l'avenir professionnel).
A noter en outre, que dans un arrêt de septembre 2009, la Cour de
cassation a statué sur une autre affaire que la simple manifestation du pouvoir de direction de l'employeur, y
compris dans un contexte de restructuration, s’avère insuffisante pour parler
de harcèlement moral (« qui suppose la commission répétée d'actes
vexatoires ou de brimades »)
Un
progrès indéniable
Cette position
nouvelle nous permet de penser autrement, de manière plus collective, plus
institutionnelle, la question du harcèlement moral, en allant à l’envers de
l’individualisation des problématiques. C’est bien ! Mais il y a encore du
chemin à parcourir.... Je pense notamment, dans le secteur social ou
médico-social, aux systèmes de harcèlement inversés (des situations, rares mais
réelles, où ce sont les professionnels qui harcèlent les cadres !), je
pense également aux formes nouvelles de scission entre management stratégique
et management opérationnel, qui peuvent favoriser une conception managériale
porteuse de harcèlement moral.
Daniel GACOIN
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