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Un secteur d’activité très
spécifique …
À l’heure des recompositions dans l’action sociale, une analyse de la
situation de la protection de l’enfance s’impose. Initiée par des associations
caritatives (œuvres religieuses ou laïques pour enfants délaissés, abandonnés, maltraités),
la protection de l’enfance est prise en
charge par la puissance publique depuis 50 ans dans le cadre de l’aide sociale
obligatoire et a été confiée, après la décentralisation, à chaque Conseil
général (CG) pour une part, à la Justice pour une autre. La mission de
protection des enfants en danger dans leur milieu s’est ensuite réorientée,
jusqu’à la loi du 5 mars 2007, vers une prévention des
« difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans
l’exercice de leurs responsabilités éducatives », vers l’accompagnement
« des familles » et, « le cas échéant, selon des
modalités adaptées à leurs besoins, la prise en charge partielle ou totale
des mineurs ». Ceci s’appuie sur les droits et devoirs de
l’autorité parentale (article 375 du Code civil, construit par ordonnance en
1958, modifié par la loi de 1970 puis celle de 2002) avec leurs
conséquences : « si la santé, la
sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les
conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif,
intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance
éducative peuvent être ordonnées par la justice ». Ces mesures sont
complétées par de possibles décisions administratives (assistance éducative,
accueil provisoire) décidées, avec demande (ou accord) des parents, par le président
du CG et son service d’Aide Sociale à l’Enfance (« l’ASE »).
… en pleine évolution...
La
protection de l’enfance s’est transformée après les années où peu de place
était donnée aux parents et aux mineurs concernés : après un rapport
mythique (rapport Bianco-Lamy, l’Aide à
l’Enfance demain, contribution à une
politique de réduction des inégalités de 1980), la décentralisation de 1982
sera suivie de mini-réformes visant des pratiques préventives, la prise en
compte de l’autorité parentale et un suivi des parcours des enfants dans la
continuité. La loi du 5 mars 2007 a confirmé, dans un large consensus, ces
ambitions : élargir la mission au soutien des parents, énoncer le pilotage
central du président du CG (notamment en matière de signalement), limiter le
passage par la justice. Le législateur a voulu éviter une branche judiciaire de la
protection de l’enfance coupée des autres dispositifs, « avec le risque à la
fois de suréquipements et de filières ségrégatives ». Reste néanmoins
maintenu un paradoxe : un volet judiciaire de la protection de l’enfance,
avec des décisions autonomes des juges des enfants, couplé avec une place de
pilote du Conseil général (responsable de l’ASE, pilote de la protection de
l’enfance et, en même temps, exécutant des décisions de justice).
… et le besoin de mesurer les réalités
Du fait de ce paradoxe, je m’inquiète d’un renforcement
des ambiguïtés avec la loi à venir sur les collectivités locales. C’est
pourquoi il m’a semblé utile de relire le dernier rapport sur la
protection de l’enfance publié par la Cour des Comptes en octobre 2009, deux
ans après la loi du 5 mars 2007.
Un rapport édifiant …
Ce rapport (téléchargeable en cliquant sur le présent lien) part d’un enquête
réalisée auprès des services de l’ASE de 17 départements, de 5 foyers ou
centres départementaux de l’enfance, des services de la protection judiciaire
de la jeunesse, de 18 tribunaux de grande instance, de 10 services de gestion
de la tutelle des pupilles de l’État (au sein de DDASS), de 5 grands organismes
associatifs (des fédérations, mais également la Fondation d’Auteuil, la
Fondation de l’enfance…) et enfin d’établissements gérés par des associations
dans 5 départements. Il y avait de quoi brosser un tableau détaillé et complet,
il s’est également avéré sévère et édifiant.
… avec une première partie
consacrée à l’entrée dans le dispositif...
Est rappelée en préambule la porosité des frontières de la protection
de l’enfance : la prévention spécialisée, la protection maternelle
infantile sont proches, voire y sont incluses, la protection judiciaire également,
etc. Les budgets sont considérables : les budgets de l’ASE représentent
près de 8,4 %, (en moyenne) de celui des CG, occupant la 3ème place
dans leurs dépenses (après le RMI / RSA et les charges liées aux personnes
âgées). Ces budgets ont augmenté de 10 % de 2002 à 2007. Le nombre des
bénéficiaires est considérable : 292 417 mineurs ou jeunes majeurs. La moitié
d’entre eux correspond à des jeunes « placés » :
confiés à l’ASE (et placés en établissement ou dans une famille) ou placés
directement par un juge. L’autre moitié bénéficie d’une mesure d’action
éducative en milieu ouvert (AEMO, chez et avec les parents) décidée par le juge
des enfants ou d’une action éducative à domicile (AED) décidée par l’ASE et les
parents. Ce nombre a augmenté de 7,40 % (pour 10 % d’augmentation des budgets !)
entre 2002 et 2007 : + 5 % de mineurs placés, + 10 % de suivis à domicile.
Les premiers constats de la Cour des comptes sont précis :
>
D’abord le constat du maintien d’une forte majorité de décisions
judiciaires : 80 % des mesures sont décidées par le magistrat (malgré
le pilotage officiel du CG). La Cour des comptes s’étonne de cette persistance,
d’autant qu’une comparaison avec d’autres pays européens (tous ayant la
possibilité d’une double approche : soutien par décision administrative ou
par décision judiciaire), montre que la France est une exception (on y choisit
un soutien des familles, par intervention judiciaire, sans avoir épuisé les
autres perspectives de soutien, on se « couvre »
en signalant à la justice, etc.). Rappelons toutefois que ces constats ne
prennent pas en compte les toutes dernières évolutions liées à l’application de
la loi du 5 mars 2007.
>
Ensuite une absence de recensement précis des informations préoccupantes et
signalements dans les départements : la mission de
l’observatoire national de l’enfance en danger (ODAS) pour un tel recensement
est rappelée, sans position précise sur les supports pour réaliser ce
recensement (voir mon billet sur le débat à propos du fichage des situations).
La Cour des comptes pointe également les actions très inégales, d’un
département à un autre, pour diffuser les circuits de signalement.
>
Également, une forte propension des juges à placer des enfants, non directement
dans des établissements, mais en les confiant à l’ASE (dans
75 % des situations).
> En
outre, une organisation très disparate d’un département à un autre :
organisations déconcentrées ou concentrées, absence de projet de service de
l’ASE, procédures insuffisamment formalisées, évaluations des situations
établies de manière très aléatoire,
> Enfin
une organisation et des pratiques des magistrats très diversifiées.
… et une deuxième sur
l’organisation ou les accompagnements
Les constats qui suivent sont encore plus incisifs :
> La très
forte implication / délégation du secteur associatif (en milieu ouvert
comme en hébergement) : si leur participation au service public est
confirmée sur un plan légal, le rapport pointe les situations institutionnelles
très diversifiées et la faible homogénéité des pratiques et contrôles.
> La
marginalisation des services de l’État : ce dernier reste certes
tuteur des pupilles de l’État (les départements en assurant la garde), mais le
désengagement de la PJJ sur les mesures civiles est quasi généralisé (0,4 % des
mesures de placements et 7 % des mesures d’AEMO). L’évaluation de la deuxième
phase de la décentralisation (mesures civiles des magistrats confiées
systématiquement au département) devant être réalisée en 2009, la Cour des
comptes n’a pu donner son avis sur le thème.
> Des
schémas départementaux qui présentent de fortes faiblesses : absence
d’évaluation précise des besoins, programmation peu contraignante, absence de
suivi des mises en œuvre.
> Des
établissements en place depuis longtemps et évoluant peu dans leurs
pratiques : leur autorisation, les contours de leurs activités
ne sont pas véritablement réexaminés par les départements, sans contrats
pluriannuels, avec des financements construits sur la reconduction automatique
de moyens, l’offre de service restant rigide (évolution des capacités
installées très infime : en 10 ans, + 6 % de places en foyers de
l’enfance, - 1 % des places en maisons d’enfants), avec des faibles
propositions innovantes, des modalités de contrôles diverses (tatillonne sur
les chiffres parfois, peu probantes sur les pratiques souvent).
> Des
prises en charge à domicile diversifiées, mais avec, dans certains types
d’intervention (AED et AEMO), des contenus et une portée éducative très mal
cernés : faible contrôle qualitatif, projets indicatifs,
etc.
> Une
prise en compte des droits des familles a priori effective, mais peu cernée
dans les contrats entre les départements et les structures d’accueil, en
parallèle avec des pratiques problématiques :
ruptures fréquentes des prises en charges, générant des parcours longs et
chaotiques, détournement de l’accueil d’urgence, préparation des sorties
inégalement organisées et soutenues.
> Un
fort retard sur les modalités d’évaluation des établissements et services :
« mi-2009 », nous est-il dit, « ce dispositif est
embryonnaire ».
Les perspectives
J’ai été frappé par les perspectives proposées : demander que
l’État définisse des objectifs clairs, une stratégie visible, notamment dans
les élaborations de schémas départementaux, même si ceux-ci sont de la
responsabilité des collectivités locales. Le rapport va plus loin, indiquant
une possible recentralisation, certes limitée, des approches : élimination
des disparités financières (dépenses par habitant de moins de 20 peuvent aller
du simple au triple d’un département à un autre !), élimination des
disparités dans les critères d’évaluation des situations, énoncé de critères de
performance, structures statistiques nationales (DREES, ONED, etc.) permettant
de mieux connaître les réalités, mise en œuvre effective des décisions de
justice (notamment par la PJJ, avec des indicateurs de suivi de cette réalité),
évaluation des résultats, fonds national de financement permettant d’avancer,
conformément aux engagements énoncés par l’État, dans la mise en œuvre de la
loi de mars 2007.
Certes, ce rapport pose une
difficulté : il ne prend pas en compte les changements récents, il répète
des constats largement connus (voir l’excellent livre collectif de 2008, la Protection de l’Enfance, coordonné
par Francis Batifoulier chez Dunod). Mais j’approuve sa préconisation d’une
politique quantitative et qualitative régulée par l’État. Il est utile que
diminuent certaines dérives (elles ne sont pas généralisables, il existe même
des exemples contraires) quand des politiques départementales conduisent au
suréquipement des structures bureaucratiques des CG et au sous-financement des
projets et des accompagnements des familles et des jeunes. On s’y centre
davantage sur des tableaux, des objectifs de réduction des activités, sans
discernement ni référence à des objectifs réels, ni même connaissance des
réalités de terrain. On y développe des référents de situation insuffisamment
impliqués dans de véritables accompagnements, peu disponibles dans la
continuité. On y crée des situations de pression sur les établissements pour
des changements, sans élaboration autre que des politiques du chiffre. On y présente
des objectifs stratégiques, mais avec un véritable « empirisme pour un budget public pourtant
considérable, sans contrôle des acteurs de la protection de l’enfance, ni
connaissance de l’efficacité de ces interventions » (dixit la Cour des comptes). Ce
sont, dans ces cas, des formes nouvelles de management, assez suffisantes dans
leur expression, très étriquées dans leur réalité avec notamment des objectifs
départementaux à courte vue, qui progressent et qui révèlent, finalement, une
face cachée et problématique de la décentralisation.
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