Une actualité brulante…
Chacun aura entendu, ces derniers jours, les nouvelles dramatiques en
provenance d’une entreprise de services (France Télécom) au cœur des
restructurations et de la nécessaire mobilité/flexibilité de ses agents (deux
tiers en contrat salarial privé, un tiers sous statut de fonctionnaire).
L’affaire est d’autant plus exemplaire qu’elle intervient dans une entreprise
publique, privatisée et avec le maintien d’une forte participation au capital
social de l’État.
…et la nécessité de réfléchir
avec prudence aux leçons à tirer
N’occultons pas les faits : 23 personnes faisant des tentatives de suicide, certaines décédées, avec ce que l’on peut imaginer de souffrance pour eux-mêmes et leurs proches. Précisément par respect pour cette réalité, n’allons pas trop vite dans les interprétations. À l’égard de la thèse immédiate (« les emplois de plus en plus précaires et la santé humaine sont le prix à payer pour des impératifs de rentabilité et d’adaptation aux réalités du marché »), je pense nécessaire de prendre un temps de réflexion, avec prudence…
Et d’abord en regardant ce qui se déroule : tout à coup, les
médias se focalisent, en utilisant ce qui est à leur portée (une communication
du chiffre), sans s’interroger sur les processus auxquels ils participent. Les
théories sur la focalisation / oubli des médias que sont « la théorie de l’agenda » et la « théorie de spirale du silence » nous donnent des clés
de lecture. Ces clés peuvent, en outre et au-delà des médias, nous éclairer, à
propos des questions de santé au travail, sur les mécanismes de communication
unique sur le thème « stress /
précarisation » et sur les mécanismes d’invisibilité des défaillances
organisationnelles.
… et de lire des documents forts
intéressants, publiés dernièrement
Il est du coup intéressant de revenir aux premiers ouvrages sur la
question, notamment le classique « Souffrance
en France » de Christophe Desjours (Seuil, 1998). Je vous propose
néanmoins de vous intéresser à trois autres documents parus plus récemment.
Les deux premiers ont été commentés dernièrement sur le site de la Vie des Idées (comme toujours, une mine pour penser ou se documenter).
> La
revue Mouvement - N° 58 de avril-juin 2009 (la
commande peut-être faite par Internet, article par article, sur le site de
distribution électronique Cairn La Découverte) est fort intéressante, notamment
par son regard, étayé même s’il est à sens unique (c’est ce qui le rend
intéressant) sur la recrudescence de la pénibilité du travail, mais sous
d’autres formes (surexposition au stress et charge mentale dans l’activité), et
son lien avec les restructurations, ou la « déconcentration
productive »,
> La
Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine - N° 56-1, 2009 (la
commande peut également être faite par Internet, article par article, sur le
site de distribution électronique Cairn La Découverte). Plutôt que la seule
piste (donnant peu de matière à des solutions) de la dénonciation « du stress dû aux déconcentrations
productives », l’ouvrage nous rappelle les facteurs organisationnels
et sociaux. Le stress au travail n’apparaît plus « comme la pathologie d’individus insuffisants aux nécessités
productives, mais comme un symptôme du caractère invisible et individualisant
de la défaillance organisationnelle ». Pour ceux qui aiment
l’histoire, l’ouvrage très sérieux relate l’histoire des maladies
professionnelle depuis 150 ans : j’ai adoré l’article sur « la réforme sociale à l’heure du
thé », à la fin du XIXesiècle en Angleterre (entre connaissance,
déni et prévention hygiéniste) et plus près de nous, la difficulté à rendre
lisibles certaines maladies professionnelles.
> Plus
intéressant encore, procurez-vous l’excellent « Au-delà du stress au travail », sous
la direction de M. Buscatto, M. Loriol, J-M. Weller, l’ouvrage est paru en
janvier 2008, chez Eres. Je l’ai dévoré en 2 jours, d’autant qu’il se rapproche du secteur social et médico-social : c’est une étude sur la sociologie des
agents publics au contact d'usagers (des guichetiers, ou des services de la CAF par exemple). Pour les
contributeurs, le « stress »,
terme vraiment facile, notion fourre-tout et
galvaudée renvoyant trop vite à des réalités individuelles, reste
difficile à circonscrire, particulièrement « le
stress relationnel ». Ce « stress »
est pour les auteurs une construction sociale à mettre en lien avec « l’individualisation du travailleur
comme sujet qui doit se révéler, s’épanouir, voire se réaliser dans ce travail,
individualisation qui peut en effet se transformer en cas d’échec en source de
souffrance ». L’exemple de la CAF est très intéressant : un
service de médiation familiale avec une revendication des agents à pouvoir se
réaliser dans une pratique innovante, et même avec une forte efficacité, sans
limitation dans une organisation pyramidale, mais la difficulté à ne pas occuper
une fonction précise dans une organisation définie, porteuse, structurante,
soutenante.
L’apport central de l’ouvrage selon moi : « c’est quand l’expression ritualisée
du stress ne peut plus être utilisée dans le cadre d’un collectif que la
souffrance au travail se manifeste individuellement ».
Mes petites réflexions…
A l’heure d’une approche plus concurrentielle, de
la nécessité des évaluations et de la qualité dans les établissements et
services sociaux et médico-sociaux, il me semble intéressant de reprendre
plusieurs contenus :
- Arrêter de manier en permanence l’argument d’une adaptation
continuelle, individuelle et collective, au monde qui change et qui nous
échappe, à la nécessité du changement pour le changement avec son corollaire
exprimé par le jugement lapidaire : « ceux
qui s’interrogent sont des archaïques qui ne pensent qu’à résister au
changement »,
- Garder du temps socialisé, du côté des
dirigeants, pour écouter simplement (mais il faut accepter d’y passer du temps)
et laisser s’exprimer les difficultés et questionnements, sans les balayer,
puis y répondre avec exactitude par des arguments sérieux et des vraies
perspectives dans la construction de projets,
- Penser qu’en matière de projet, d’évaluation, de
regard sur les effets-impacts des actions, voire sur leur résultat, c’est une
démarche constructive, socialisée, collective qu’il convient de construire avec
les professionnels et avec les usagers, non une interrogation des performances
individuelles.
Daniel
GACOIN
Belle analyse partagée.. Et l'occasion de relire les classiques sur la violence et la maltraitance, notamment la question de l'indiférenciation chez Crozier et Friedberg, ainsi que les écrits des linguistes sur l'importance de nommer les difficultés (Claude Hagège pour l'approche technique et littéraire, George Steiner sur les origines de la barbarie...) et bien sûr Jean-Marc Weller et surtout Gilles Jeannot, du laboratoire LATTS, très au fait des problématiques du secteur public..
Merci Daniel. Pierre F.
Rédigé par : Pierre FERRERI | 16 septembre 2009 à 22:21
Egalement en complément pour les cadres du secteur social, le livre très complet d'Alain Berthoz sur l'empathie...
Rédigé par : Pierre FERRERI | 16 septembre 2009 à 22:26
Ne pas oublier de consulter aussi régulièrement le sit de Matthieu Hely, sociologue de référence qui travaille sur les passerelles entre les secteurs publics et privés dans le champ social.
http://matthieu.hely.perso.neuf.fr/
Rédigé par : Pierre FERRERI | 16 septembre 2009 à 22:45