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Un nouvel ouvrage sur un thème sensible …
Après ma chronique de juillet sur le livre « La division par zéro, essai de gestion et de management public », je vous invite à la lecture passionnante d’un ouvrage édité par les PUF : « Réinventer l’État : les réformes de l’administration française (1962 – 2008) ». Son auteur, Philippe Bezes est chercheur au CNRS et enseignant à Sciences Po.
… sur une question importante
L’auteur part de constats...
- Le paradoxe de la réforme de l’État : prégnance du discours (sa « réussite sociale » depuis trente ans), faible efficacité. Il est lié à la progression d’une doctrine (le « new public management », le NPM) : efficacité non avérée, mais approche transformatrice sur une lame de fond dépassant la France (donnant le sentiment d’une idéologie dominatrice).
- L’échec de la réforme de l’État ne peut éliminer les transformations facilitées par ce discours (par la place qu’il occupe, par les séquences et contraintes qu’il génère).
- Via le NPM, la réforme de l’État s’enracine dans une industrie de standards (objectifs, indicateurs et mesures de performance), destinée à régler les pratiques administratives et que les responsables politiques tentent de relier aux idéaux d’un État transparent à lui-même et à ses citoyens.
... pour aborder sa question centrale : « comment, pourquoi et avec quels effets, des élites politiques et administratives développent-elles depuis quarante ans, à grand renfort de publicité, des politiques publiques spécifiques, destinées à prendre en charge les problèmes posés par le système administratif, à rationaliser les fonctionnements des bureaucraties, voire à en transformer les règles constitutives, élaborées depuis le XIXe siècle ? ».
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Partir d’approches ouvertes …
Pour l’auteur, la période « XIXe siècle - années 1950 » avait avancé l’administration vers une forme d’idéal Weberien (répartition des tâches dans une vaste organisation verticale, fondement impersonnel de l’autorité, recrutement au mérite sur la base de compétences reconnues par diplôme, protections institutionnelles, système de règles formelles, séparation fonctionnaires / moyens d’administration). La période « années 1960 – 2000 » remet en cause cet idéal « au nom de nouveaux savoirs économiques et gestionnaires fondus dans une doctrine managérialiste ». Le NPM y joue le rôle de support critique, avec des solutions tirées d’un puzzle doctrinal basé sur 5 principes :
- Séparation fonctions stratégique et de pilotage / fonctions opérationnelles,
- Fragmentation des bureaucraties verticales : création de petites unités administratives autonomes (éventuellement des agences), décentralisation, autonomisation ou prise en charge par soi-même de groupes d’usagers,
- Recours aux mécanismes de marché : concurrence (entre acteurs publics, avec le secteur privé), incitations individualisées, externalisation de l’offre (privatisation)…,
- Transformation des structures hiérarchiques par renforcement des responsabilités et de l’autonomie des échelons.
- Mise en place d’une gestion fondée sur la réalisation d’objectifs et sur la mesure / évaluation des performances dans le cadre de programmes contractualisés.
… et de concepts sociologiques...
L’auteur avance son hypothèse : les politiques de réforme sont la résultante « d’une concurrence entre acteurs centralistes pour le monopole du contrôle et de la régulation de l’État ». S’il reconnaît l’influence du NPM, il en critique l’explication universaliste : une pénétration non générale, une vision unidimensionnelle peu pertinente, une approche normative (vision par « succès » ou « échec ») peu adaptée, et des rationalités des institutions redécouvertes depuis peu. Il développe alors une approche sociologique avec 4 concepts structurants :
- les répertoires des réformes (ensembles de représentations sur ce qu’est, ce que devrait être l’administration et sur les modèles d’action pour intervenir sur elle),
- leurs configurations (systèmes d’interdépendances entre 3 groupes d’acteurs collectifs des réformes : politiques, hauts fonctionnaires, experts),
- leurs trajectoires (mise en œuvre réelle des réformes, avec des ruptures et régularités générées d’une configuration à une autre),
- leurs institutions (formes organisées et diverses de l’administration).
… déclinés en 5 configurations...
Ces concepts sont étudiés (passionnant !) dans 5 périodes (configurations) de réforme :
- La période 1962-1972 - configuration appelée « Le souci de soi de l’État » (promotion d’un idéal de gouvernement rationnel de l’administration). On y trouvera la constitution d’une économie de l’administration au service d’une science du gouvernement de l’État, l’utilisation de la sociologie (M. Crozier par exemple) pour penser les maux de l’administration, la rationalisation des choix budgétaires (RCB), l’association de l’administration à un programme de « nouvelle société ».
- La période 1972-1981 - configuration appelée « Le réformisme des contre-pouvoirs » (l’administration au jeu de la politique). On y trouvera la publicisation (mise en récit par les médias) de l’administration en problème public, puis sa socialisation (discours basés sur la défense des administrés), puis sa politisation. Cela aboutira au réformisme giscardien des contre-pouvoirs face à la bureaucratie, avec les droits des administrés, et enfin à la professionnalisation du management public.
- La période 1981-1984 - configuration appelée « Que faire de l’État ? » (les contradictions d’une conjoncture critique). On y trouvera des dynamiques contradictoires (décentralisation versus réaffirmation du statut), puis de 1282 à 1984 le tournant (qualifié de « néo-libéral discret ») de l’intervention budgétaire sur l’administration, laissant un résidu symbolique à la « réforme administrative ».
- La période 1984-1991 - configuration appelée « Le compromis modernisateur». On y trouvera l’ouverture de la question de l’efficacité administrative au chevet de laquelle seront convoqués des experts. 4 catégories pour ces derniers : les anciens promoteurs de la RCB (qui développeront avec succès la nécessité de l’évaluation des politiques publiques), les tenants du management public, les promoteurs des cercles de qualité (dont cabinets de consultants, parlant de processus visant à humaniser le service public), les sociologues crozieriens interrogeant le sens de l’État. Ils vont développer l’idée d’une articulation entre la modernisation par contrainte et par valorisation des acteurs (agents et bénéficiaires).
- La période 1991-1997 - configuration appelée « La genèse de l’État stratège » (l’influence croissante du NPM dans la réforme de l’État). On y trouvera d’abord le lien entre la réforme de l’État et 3 questions incidentes (dégradation budgétaire, l’Europe, la crise de l’État territorial), des concurrences entre visions de ministères transversaux (Intérieur, Fonction Public, Budget), puis, sous la pression de hauts fonctionnaires l’appropriation de la nouvelle gestion publique par les hauts fonctionnaires, l’État devenu « stratège » hésitant alors quant aux routes à prendre.
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… avec leur prolongement actuel
L’auteur a malheureusement peu développé (un petit reproche à lui faire de même que pour sa faible étude des pratiques des collectivités territoriales), les périodes (configurations) récentes :
- la période 1998-2007 - configuration appelée « Le changement des règles » : avancée de la LOLF, développement fort des droits des usagers (lois incantatoires, non assorties de moyens, parfois, sur les droits fondamentaux) au détriment des biais de satisfaction des agents, recherche contradictoire d’une territorialisation réussie,
- la période 2007-2008 - configuration appelée « L’appropriation politique avec tournant néo-managérial » : avancée forte de l’injonction du pouvoir politique comme moteur du changement, avec contrainte de performance sous la pression budgétaire (au sein d’une Révision Générale des Politiques Publiques, la RGPP), développement des agences et sous-traitances, instrumentalisation des experts... Je dois dire qu’il serait intéressant d’avoir le point de vue de l’auteur sur les retournements en cours après ce même tournant (engagements financiers majeurs dans le secteur privé, sans critères de performance, impératifs budgétaires liés à l’augmentation de la dette, perspective de territorialisation régionaliste) et sur les effets qu’ils génèreront.
Les perspectives ouvertes pour l’action sociale
L’ouvrage va bien plus loin qu’un commentaire sur le NPM (resitué dans sa place et relativisé par d’autres influences) : l’enjeu de contrôle de la régulation des « problèmes posés par le système administratif » y est développé dans une dynamique concurrentielle où les supports (évaluation, renouveau, contraintes, décentralisation, concurrence, utilisation d’agences etc.) ne sont que des vecteurs liés aux phases de prédominance de tel ou tel groupe d’acteurs (politique, hauts fonctionnaires, experts).
En matière d’action sociale et médico-sociale, après les configurations précédentes, l’accélération actuelle du processus montre une prédominance nouvelle du politique, avec élimination de l’influence des corps intermédiaires dans la définition des politiques et programmes, une autonomisation des entités comme opératrices avec contractualisation sur des résultats, des évaluations centrées sur les performances, un développement fort des agences (les ARS par exemple avec de nouveaux modes de management des agents publics réaffectés en leur sein).
Il me semble utile de repenser les réformes dans ce secteur en les reliant à la réforme nécessaire de l’État, disons plutôt de l’action publique, allant dans le sens de son efficience et de sa lisibilité. Néanmoins, les voies suivies aujourd’hui me semblent s’éloigner de son moteur central : l’élaboration de compromis entre parties prenantes (politiques, promoteurs et contrôleurs des programmes, prestataires publics ou privés également associés à l’observation sociale, agents et salariés, bénéficiaires), de compromis établis sur des intérêts conjoints et à long terme, de « compromis modernisateurs » co-construits (et contractualisés) avec lisibilité des ambitions et des résultats obtenus.
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