Cet article est le fruit d’une écriture à deux voix, la mienne, puis celle de Jean-Marie Vauchez, jeune président de l’ONES nouvellement créée, qui a accepté, je l'en remercie sincèrement, de se prêter au jeu des questions / réponses.
Un peu d’histoire
Il était une fois…
Il y a 62 ans naissait l’Association Nationale des Éducateurs de Jeunes Inadaptés, l’ANEJI. Sa création, l’activité qu’elle a déployée, restent attachées à l’histoire du métier d’éducateur spécialisé, entre 1945 et 1975. Au moment où cette reconnaissance a été acquise (le diplôme date de 1967, et le métier est posé comme incontournable à la fin des années 1970), l’ANEJI a cessé d’exister. Trente ans plus tard, l’ONES se crée… Avec quelle continuité/différence à l’égard de l’ANEJI ? Avec quel apport et quel avenir ?
… une petite histoire qui rejoint la grande
L’ANEJI est créée en 1947 à l’initiative de quelques éducateurs œuvrant dans des centres (Ker-Goat en Bretagne, Bois-le-Roi en Seine-et-Marne, etc.) accueillant des enfants victimes ou délinquants. Les centres sont certes en prolongement d’autres lieux d’accueils plus anciens (dès les XVIIème et surtout entre 1850 et 1940), mais leur originalité est ailleurs : les éducateurs qui y travaillent, appelés « chefs » par les jeunes qu’ils encadrent, sont issus du scoutisme et de la résistance (parfois via les chantiers de jeunesse ayant versé dans la résistance à partir de 1942-1943). Plus qu’à des institutions, ces pionniers (les noms les plus connus sont Henri JOUBREL, venu des Éclaireurs de France, ou Jacques GUYOMARC’H, éducateur et formateur des cadres de centres de jeunesse en Bretagne) croient à une mission éducative à l’égard des plus fragiles ou des délinquants. Ils vont se charger de le faire valoir. Cette intuition va se développer dans une organisation, l’ANEJI, et un réseau, celui des écoles de formation, et permettra le lien entre la fonction socio-éducative (les jeunes et leur lien avec la société) et la fonction psycho-éducative (les jeunes et le besoin de soin)… De 1947 à 1970, on peut relever des résultats majeurs :
- La formalisation d’un métier et de ses références, prise en compte dans les écoles de formation, elles-mêmes en développement, et par les pouvoirs publics (à partir de 1956-1958)
- La signature des premiers accords de travail UNAR-ANEJI de 1958, amorces d’une convention collective qui sera signée en 1966,
- La promotion des institutions sociales, qui auront une première reconnaissance dans les travaux du Commissariat du Plan, entre 1960 et 1980 (en gros du IVème au VIIème plans de développement économique et social), puis à travers LA loi de 1975 (N° 75-535 du 30 juin 1975). C’est ainsi que la mouvance ANEJI, comme d’autres mouvements dans les années 1960, va soutenir la création de l’action sociale et du travail social, des institutions et de leurs financements, des modes de pilotage (valorisant le poids des associations) de ce secteur d’activité en développement. Elle contribue donc à valoriser un modèle fort de protection sociale, celui des Trente Glorieuses.
- L’animation de journées nationales et régionales, en lien avec le poids grandissant des adhérents (le sommet des adhésions, 4000, et des participations aux journées nationales, 600, se situant lors des journées de Versailles de juillet 1970).
- L’édition d’une revue, LIAISONS, très présente et influente dans les années 1960-1970 (dont je me rappelle avoir été, jeune éducateur, un lecteur assidu et dont j’ai encore quelques exemplaires),
- La participation à une association internationale (AIEJI), créée en 1951 et qui va regrouper, en 1969, dix-huit associations nationales, soit plus de six mille membres.
… avant l’étiolement des années 1980
Après 1975, les adhérents diminuent, malgré quelques journées importantes (journées nationales de l’action éducative en milieu ouvert, en décembre 1978), malgré l’influence intacte de la revue LIAISONS jusqu’au milieu des années 1980. En 1981, Louis Casali et Jacques Ladsous présentent une nouvelle maquette de l’ANEJI, devenue ANEJI-MAES, mais les rencontres, la revue, les adhésions s’étiolent. En 1993, l’association est dissoute, et depuis des penseurs, des professionnels se demandent où a bien pu passer cette énergie envolée (cf le dessin de JIHO paru dans Lien Social en 1998).
… pouvant s’analyser de plusieurs manières
- La première analyse de cette perte d’influence et de dynamique est politique : l’ANEJI, organisation professionnelle regroupant tant des éducateurs que des directeurs / formateurs, a agi dans une période de construction croisée métier / lieux d’exercice du métier. Elle n’aurait pas su, au-delà, prendre une place effective dans un positionnement politique : pas de prise en compte suffisante de la part du politique et de l’économique dans la conception des métiers éducatifs, pas de placement sur l’échiquier politique, à gauche, ce qui l’aurait décalée de sa base (il y a même eu à l’ANEJI des courants anti syndicalistes forts).
- La deuxième analyse est stratégique : l’ANEJI a cherché à être un mouvement sans s’appuyer sur une analyse précise de la fonction éducative dans son apport sociétal.
- La troisième analyse est identitaire : l’ANEJI n’a pas su se situer, comme le font les autres organisations professionnelles (Cf. M. Lallement, Sociologie des relations professionnelles, La Découverte, éd. de 2008) soit comme organisation sociétaire (entraide et services mutuels), soit comme organisation communautaire (adhésion garante d’une insertion dans un métier), soit comme organisation identaire / syndicale (défense des intérêts), soit enfin comme organisation citoyenne (prises de position sociétales). Il faut dire que dans les années 1960, contrairement aux années 1950, l’ANEJI a laissé le champ libre aux syndicats, et que dans les années 1980-1990, le discours initial sur l’identité de l’éducateur spécialisé s’est affadi au moment de la progression d’autres fonctions éducatives.
L’ONES, créée fin 2008, comprend une organisation nationale, mais avec des relais par départements et un fonctionnement en réseau utilisant notamment le Web. Elle reprend l’idée d’une organisation professionnelle : à l’instar de l’ANEJI, existent des fondements (liaison entre éducateurs devenus directeurs, éducateurs spécialisés diplômés et éducateurs en formation) et une situation sociale particulière (le besoin de réaffirmer l’intérêt d’institutions éducatives). Néanmoins, son positionnement reste une inconnue, d’autant que la mise en avant du terme « d’éducateur spécialisé » semble indiquer une défense à l’égard d’autres qualifications. Tout cela explique les questions posées ici à son premier président, Jean-Marie Vauchez.
Daniel GACOIN
L’Interview de Jean-Marie Vauchez
DG : Monsieur Vauchez, pensez vous que la filiation entre l’ONES et l’ANEJI est évidente ou au contraire impossible à établir ?
JMV : Evoquer la filiation de l’ONES, c’est admettre qu’un mouvement comme le nôtre n’est pas parti de rien, qu’il a des racines, même si la plupart des éducateurs présents lors des rencontres de préparation n’en avaient pas tous forcément conscience. Pour nous, l'expérience des anciens a une grande importance, ne serait-ce que pour ne pas reproduire les mêmes erreurs.
DG : N’est-ce pas paradoxal de s’inscrire dans la filiation de l’ANEJI, alors même que l’ANEJI a dû se dissoudre, il y a 15 ans ?
JMV : L'ONES est constituée pour une grande majorité de jeunes éducateurs fraîchement diplômés et d'éducateurs en formation. Or, c'est dans le moment de la formation que se ressentent le plus fort les contradictions de notre métier d'éducateur. Peut-être que le principal paradoxe est celui du rapport aux autres métiers de l'éducatif. Un directeur disait « dites-moi monsieur l'éducateur spécialisé, ce que vous faites de plus ou de mieux que les autres (moniteur éducateur ou aide médico-psychologique) et qui justifie que je vous paye donc plus ? » Cette question provocatrice et teintée de mauvaise foi recouvre pourtant une profonde vérité. Les autres métiers de l'éducatif gagnent sans cesse du terrain. Ainsi, le métier de moniteur éducateur a connu une croissance de plus de 80 % entre 2000 et 2006. Celui d'aide médico-psychologique gagne sans cesse du terrain et les équipes éducatives sont toutes constituées de plusieurs professions alors que sur le terrain, il est fréquent qu'il n'y ait aucune distinction des tâches. Le vide laissé par la disparition de l’ANEJI a créé un véritable appel qui a motivé nombre d'entre nous à constituer un mouvement représentatif des éducateurs spécialisés.
DG : Est-ce essentiellement pour défendre l’identité de l’éducateur spécialisé que s’est créée l’ONES ?
JMV : Bien sûr, nous percevons de nombreuses atteintes à notre identité professionnelle mais ce sont surtout les paradoxes qui pèsent sur le quotidien des éducateurs spécialisés qui ont contribué à la naissance d'une organisation représentative. L'un des plus actifs a été celui qu'a généré une disposition pourtant bienveillante : les gratifications des stages. Tout est parti de la volonté de ceux qui nous gouvernent de valoriser financièrement les stages de plus de trois mois. Ainsi, un décret reprenant les grandes lignes qu'une directive européenne est venue imposer à ceux qui emploient des stagiaires de les rétribuer à hauteur de 380 euros mensuels environ. Pour les étudiants en travail social, cette disposition a été une véritable catastrophe. Actuellement, sans pour autant que nous disposions de données statistiques fiables, nous percevons deux dérives :
- La première, la plus fréquente, qui consiste pour les établissements sociaux et médico-sociaux à ne plus prendre de stagiaires au prétexte qu'ils ne peuvent verser les 380 € de gratification.
- La deuxième où les stagiaires viennent remplacer ou même prendre la place à moindres frais des professionnels.
Cette situation intenable pour les étudiants a produit un mouvement très important qui a été l'un des ferments conduisant à la création de l'ONES. Par ailleurs les éducateurs ressentaient qu’un certain nombre d'atteintes aux fondamentaux du métier d'éducateur s'étaient produites dans les dernières années. La réforme du diplôme d'éducateur spécialisé qui a profondément remanié la vision que tout un chacun pouvait se faire que son métier, la validation des acquis de l'expérience qui est venue mettre à mal la dimension initiatique de la formation etc…
Ceci étant, je voudrais également signaler qu’il y a au sein de l'ONES, une volonté de penser le travail éducatif dans sa globalité, au-delà de la question identitaire des éducateurs spécialisés. Lors de l'assemblée générale constitutive, un débat assez vif a opposé les partisans d'une organisation représentative de l'éducation spécialisée, c'est-à-dire de tous les métiers de l'éducatif et ceux qui voulaient se restreindre aux seuls éducateurs spécialisés. C'est le deuxième choix qui a été retenu pour des raisons de clarté. Pour autant, au niveau local, la plus grande place est faite aux collègues moniteurs éducateurs, AMP et cadres qui peuvent adhérer sans problème. C'est au niveau du national, que les seuls éducateurs spécialisés peuvent être élus. Pour nous, cette manière de trancher le débat (imparfaite par nature puisque que c'est un compromis) permet en particulier de penser concrètement les articulations entre les différents métiers de l'éducatif.
DG : Pourquoi cette création aujourd’hui ?
JMV : Ces conditions particulières qui étaient bien connues depuis de nombreuses années appelaient à la création d'une organisation représentative. J'ai moi-même fait passer dans un journal professionnel (ASH) une tribune intitulée « pour une organisation représentative de l'éducation spécialisée » Ce texte n'était pas isolé loin de là et de nombreux auteurs espéraient que le vide laissé par la disparition de l’ANEJI serait comblé.
Ainsi, dans l'hebdomadaire Lien social, le journaliste Joël Plantet rapporte ces propos : « Louis Casali, lui, a été rédacteur en chef de la revue Liaisons à partir de décembre 1951, et ce pendant trente ans : il a aujourd’hui 76 ans. Il a entendu Bruno Mégret, à l’émission Public, fin mai dernier, dire que la prévention ne servait à rien, et nous dit sa grande colère : qui, maintenant que l’ANEJI a disparu, peut réagir efficacement à de tels propos ? »
Ce vide que l’ANEJI avait laissé derrière elle n’a pas été comblé. Il manquait aux éducateurs une voix qui puisse faire valoir leur point de vue dans la sphère publique et ce déficit a pu laisser le champ libre à une dévalorisation progressive du métier par certains bateleurs politiques. Mais, il manquait surtout un espace où les éducateurs puissent se retrouver pour échanger. Notre profession est morcelée entre de très nombreux champs d’interventions qui ne se recoupent pas. On pourrait facilement se poser la question du rapport entre un « éduc » de prévention administrative, un « éduc » d’AEMO judiciaire et un « éduc » intervenant dans un FAM ! Et pourtant lorsqu’on se retrouve, il est très intéressant de constater à quel point les convergences sont grandes.
DG : Comment l’ONES a t-elle choisi de s’organiser ?
JMV : L’ONES est une fédération nationale qui regroupe des relais locaux où se retrouvent régulièrement les éducateurs, dans leur ville ou leur région de départ. C’est sur le pari d’un ancrage local que s’est constitué notre mouvement. J’écrivais récemment dans notre revue …
« Mais l’ONES, ce n’est pas qu’une structure nationale. Bien au contraire, le cœur de notre activité se situe dans les relais où nous pouvons échanger et partager entre nous. Or le partage ce n’est pas que de grandes idées, cela commence par un casse croûte, un apéro et un verre ! Rencontrer des collègues proches, échanger avec eux, cela permet de découvrir ce qui se passe ailleurs, de ne pas perdre le fil noué en formation qui permettait à tout un chacun de ne pas se sentir prisonnier des murs de sa propre institution. Que l’on soit éduc d’AEMO, en CHRS, en IME en foyer pour personnes handicapées… c’est en nouant, fil à fil, petit à petit ce tissu relationnel entre nous, que nous arriverons à nous forger une identité commune plus forte.
Ce sentir moins seul, cela permet aussi qu’une véritable entraide puisse exister. J’avais raconté sur le site de l’ONES l’année dernière, la lamentable histoire qui était arrivée aux éducateurs dont l’établissement avait fermé et qui n’avaient bénéficié d’aucun soutien, ni de la part des collègues, ni des syndicats. Un peu comme des voisins de paliers que l’on rencontre tous les jours sans savoir les drames qu’ils vivent, les collègues proches ne s’étaient pas rendu compte de ce qui se passait dans cette institution-là ! Or, j’ai la très grande satisfaction de constater, que dans les relais, on se parle de ce qui va, mais aussi de ce qui ne va pas dans chacune de nos institutions. Parfois même, on va demander à un syndicat de prendre la suite, mais pas tout seul ! Les collègues du relais restent là, vigilants et prêts à donner un coup de main. »
C’est sans doute ce parti pris de l’ancrage dans le local qui nous sépare le plus de l’ANEJI qui s’est constituée sur un noyau de quelques personnes. Mais cette configuration n’est pas sans générer quelques difficultés, le fait d'avoir une voix n'est pas suffisant en soi, encore faut-il développer un point de vue collectif, ce qui est sans doute le plus dur. Nous avons donc imaginé pouvoir travailler sur une charte éthique. Bien sûr cette ambition ne peut s’imaginer sur du court terme, mais certaines institutions sont déjà intéressées pour travailler cette question. D’ici quelques années, nous serons sans doute plus avancés.
DG : Y aura t-il un positionnement plus politique dans la période actuelle ?
JMV : Le fait que l'ONES ait garanti à ses membres la liberté de choix politique et syndical ne veut pas dire que l'association ne veuille pas prendre part aux débats qui agitent notre société, c’est à dire tenir une parole politique. Nous sommes beaucoup attendus sur le terrain du corporatisme. Et pourtant c’est cette phrase de Joseph Rouzel qui nous sert de point de départ : « Ce n’est pas tant le métier qui est menacé que le sens du métier : autrement dit de l’éducation comme un des piliers de la transmission de l’humaine condition. » En effet, si les éducateurs ont quelque chose à dire et à apprendre aux autres citoyens, c’est en se basant sur leur connaissance de la transmission des limites, de la loi, de la manière dont un enfant s’humanise…
DG : L’ONES est-elle condamnée à vivre la même aventure que l’ANEJI ?
JMV : Il y aurait sans doute de très nombreuses pages à écrire encore. L’ONES n’est qu’à ses balbutiements, mais a déjà acquis une certaine représentativité. L’ANEJI, le 31 décembre 1947, soit 6 mois après sa création, comptait cinquante adhérents. L’ONES, en ce début mai 09, soit 4 mois et demi après son AG constitutive compte une douzaine de relais… Ce n’est pas si mal ! Reste à ne pas s’endormir !
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