L’actuelle crise économique augmente les risques sociaux et donc les protections nécessaires au regard des drames humains qui se développent. Les solutions économiques sont, à ce stade, illisibles, imprévisibles. Élément rassurant : les mécanismes de protection sociale à l’égard du risque travail, qui ont pourtant été largement dénoncés auparavant (porteurs d’assistance, d’abus), limitent les dégâts. On a pu dire en son temps que ce système était à bout de souffle, on constate aujourd’hui qu’il est heureux qu’il existe, malgré ses imperfections.
… avec le risque de se replier sur des certitudes
Les doutes antérieurs risquent de se transformer en certitudes et suffisance. Parce qu’il est protecteur et tempère les conséquences de la crise, notre système redeviendrait supérieur aux autres. Au cœur de ce renversement, la formidable capacité française à mettre en cause les autres, en caricaturant leurs réalités notamment pour les pays anglo-saxons, et à ne pas se remettre en question. A long terme, cet aveuglement peut faire reculer d’autant les échéances de choix inéluctables.
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Un ouvrage rafraichissant…
J’ai donc été intéressé par un livre, « Questions sociales : analyses anglo-saxonnes, Socialement incorrect ? » édité en mars 2009 par les PUF. Son auteur, Julien Damon, sociologue enseignant à Sciences-Po, ancien responsable des questions sociales au Comité d’Analyse Stratégique (premier ministre), ex-rapporteur général du Grenelle de l’Insertion, avait déjà publié plusieurs ouvrages sur les politiques et questions sociales, toujours aux PUF.
L’ouvrage aborde les questions sociales avec plus d’ouverture que dans les débats franco-français, avec leur prisme idéologique étroit (se réduisant à la seule question du soutien ou de la résistance à l’avancée d’un libéralisme délitant la protection sociale). Les idées présentées étant issues de courants de pensée anglo-saxons, cela pouvait faire craindre un abord uniquement néolibéral ou conservateur. Au contraire, les approches sont originales, parfois néo-libérales mais pas toujours, souvent justes, ouvertes. L’ensemble est passionnant, une fois entré, on ne lâche plus ce livre.
… construit par les apports d’auteurs anglo-saxons
Son originalité est de compiler l’analyse, en 5 ou 6 pages pour chacun, de 32 ouvrages de penseurs, économistes, sociologues, criminologues, historiens, juristes, géographes, philosophes, psychiatres, originaires des USA, du Royaume Uni, du Canada. Les écoles de pensée sont hétéroclites, certains contenus sont détonants et iconoclastes. Ils sont entrecoupés de 45 entrefilets résumant un ouvrage, une enquête, une étude soit en Europe soit en pays anglo-saxons.
.. autour de 10 grandes thématiques.
> Les modèles sociaux, en déclin ou à démanteler ? Ce chapitre, le plus intéressant du livre, débute par l’analyse d’un ouvrage (Timothy B. Smith, « France in crisis », 2004) posant d’emblée un regard critique : le « modèle français, teinté d’anti-américanisme, n’en finit pas d’être vanté par ceux qui vivent de ses institutions chancelantes, alors qu’il semble incapable d’empêcher sa dégradation ». Le modèle corporatiste de la France (services et prestations gérés, non par une seule institution - État et/ou collectivités locales - mais des corps intermédiaires, en lien étroit avec les statuts professionnels et les modalités d’affiliation) protègerait les « privilèges » des personnes nées avant 1950, générant une société duelle aux dépens de 4 populations (jeunes, femmes, immigrés, chômeurs). Notre rhétorique « solidariste » résiste mal à l’épreuve des faits : résultats exécrables en matière d’emploi. Est aussi relatée une étude montrant dans l’Union Européenne que la France est un des pays où le pourcentage des personnes estimant que l’on peut faire confiance aux autres est parmi les plus faibles, et qu’en outre, en France, 3 personnes sur 5 estiment qu’il est « justiciable de demander indûment des aides de l’État ». Les pistes à suivre ne sont pas uniquement libérales : on parle aussi de flexisécurité, d’investissements pour les personnes handicapées, d’investissement massif dans les services de petite enfance, etc. Un autre article sur un livre anglais (A. Giddens, « Global Europe, Social Europe », 2006) met en cause l’idée d’un modèle social européen (il en existerait au moins 5) et propose d’investir dans une « positivation » de la protection sociale : emploi d’abord (par flexisécurité), investissement dans la petite enfance, promotion de l’emploi des seniors ou de l’environnement. Un dernier article identifie les raisons du déclin européen : faible intégration des immigrés, baisse du temps de travail (1400 heures annuelles en France, Allemagne, Italie), situation de l’enseignement supérieur.
> Les systèmes de protection sociale, entre assistance et responsabilisation ? La recherche de troisèmes voies inspire les contenus, avec notamment des propositions de changement d’état d’esprit (responsabilisation) ou plus concrètes : donner un chèque santé annuel à chacun ou prévoir un capital important, sans condition, pour chaque jeune à ses 21 ans. Cette dernière proposition est même défendue par un conservateur, pourtant inquiétant (Charles Murray, auteur d’un ouvrage raciste en 1994 : The Bell Curve).
> Les politiques familiales, entre augmentation des prestations ou réhabilitation du mariage ? Les ouvrages présentés dans ce chapitre sont peu convaincants. Une exception : l’intérêt de privilégier des prestations sociales pour les familles, non monétaires, mais en termes d’équipement, la France étant particulièrement en retard.
> L’enfance, entre investissement et éducation traditionnelle ? Les propositions de ce chapitre sont réduites (sauf une : consacrer 1 point de plus du PIB en faveur des enfants pauvres. Je note néanmoins l’analyse d’un ouvrage très sérieux (Nicholas Orme, « Médiaval children », 2001) mettant en cause les thèses de Philippe Ariès (l’absence de sentiment et d’investissement dans l’enfance au Moyen Âge) à la base de nos savoirs.
> La lutte contre l’exclusion, entre action concentrée ou aide généralisée ? Cette partie est bien intéressante, notamment quand est mise en cause une des orientations croissantes des politiques sociales, liée au ciblage des mesures. La proposition d’une politique plus globale (à 4 pieds : prévention, protection, promotion, propulsion) contre l’exclusion va à l’envers de tous les dogmes.
> L’aide aux sans-abris, entre gestion du problème ou éradication ? Ce chapitre reprend des ouvrages interrogeant l’efficacité des dispositifs, proposant d’investir dans une politique du résultat.
> La lutte contre l’insécurité, entre police de proximité et armes pour les citoyens ? Si ce titre inquiétant est lié à un article sur un livre prônant l’arrêt du contrôle des armes (une thèse particulièrement dangereuse), un contenu majeur rappelle néanmoins des thèses en faveur de la police de proximité et d’une approche ne se réduisant pas à la répression : est rappelée une théorie dite de la « vitre cassée » (réparer pour éviter le sentiment du laisser aller, puis les incivilités).
> La lutte contre la discrimination raciale, entre évaluation et discrimination positive ? Les thèses détaillées sur la mesure des phénomènes et le soutien de la discrimination positive (soutenue par des penseurs de gauche) sont classiques.
> La promotion du bien-être entre accroissement de la richesse et soutien du bonheur ? Ce chapitre pose des contenus peu porteurs (soutien du capital social par exemple, méthode de mesure du bonheur).
> Le management, entre promotion des diplômes ou soutien de la motivation des professionnels ? J’ai noté l’analyse d’un ouvrage (Joan Magretta, Nan Stine, « What management is », 2002) sur la progression, dans les entreprises, de la résistance au management (et non de la résistance au changement). J’ai évidemment apprécié le retour sur le livre d’Henri Mintzberg (« Managers, not MBAS », 2004, que l’on peut trouver dans une version française, « Des managers, des vrais, pas des MBA », que j’avais adoré en 2005 et que je conseille à tous) qui est une forte charge contre les écoles de management (formant des gens intelligents certes, mais sans intuition, sans connaissance du terrain).
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Mes conclusions
Le « grand méchant loup » de la pensée néolibérale-sécuritaire, attribué automatiquement en France aux théories anglo-saxonnes, est loin d’être le ciment de cet ouvrage. Sa critique de notre système me semble particulièrement utile, des idées sont parfois scandaleuses, d’autres, plus nombreuses, méritent qu’on y réfléchisse. Vraiment, je conseille à tous la lecture de ce livre, qui ouvre l’esprit, aide à penser et surtout à ne pas oublier, aujourd’hui, l’objectif d’amélioration des systèmes de protection sociale sous l’angle d’une troisième voie.
Merci, Julien Damon, de votre message qui m’a permis de découvrir cette mine d’idées.
Daniel GACOIN
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