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Une question forte …
Les acteurs du social sont confrontés à une question envahissante, l’adaptation des institutions à un contexte concurrentiel :
- d’un côté, la demande d’approches moins « protectionnelles », plus efficaces, adaptées au monde en mouvement, avec culture du résultat chez chaque salarié s’auto-évaluant dans son efficacité et sa capacité à « communiquer, coopérer et participer »,
- d’un autre côté, la culture de résistance à toute idée de contrôle ou d’évolution structurelle de l’action sociale, reliée au sentiment d’une progression du « mondialisme-et-de-l’idéologie-étatiste-néolibérale-sécuritaire-et-autoritaire ».
… éclairée par un ouvrage très récent, « La nouvelle raison du monde »
Sur ces thèmes, j’ai été marqué par un ouvrage (à lire absolument !) paru en janvier 2009, « La nouvelle raison du monde » (La Découverte), co-rédigé par un philosophe et un sociologue, Pierre Dardot et Christian Laval, déjà co-auteurs d’un livre intitulé « Sauver Marx ? ». Peu susceptibles de connivence avec le néolibéralisme, ils apportent dans ce livre important, impressionnant même, une analyse pondérée, détaillée, sociologique et philosophique de ses fondements depuis 4 siècles et de ses formes modernes comme « norme, non idéologie passagère, amenée à un succès déjà actuel et grandissant, dans son aspect politique, économique, social, subjectif ». Il est « nouvelle raison du monde » : global, mondial, tendant à faire monde. Les auteurs soulignent qu’avant d’être idéologie ou doctrine économique, le néolibéralisme est d’abord une rationalité : tendant à structurer et organiser l’action des gouvernants et celle des gouvernés. L’analyse est fondée sur les travaux de Michel Foucault à propos du concept de « gouvernementalité » de 1978-1979 dans son cours sur la naissance de la biopolitique, travaux dont il convient de rappeler ici qu’ils sont toujours sujet à polémiques (selon les uns, le philosophe aurait accepté, par ce concept, la réalité du pouvoir institué, selon les autres, il analyserait de façon accomplie le caractère insidieux de la domination).
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Un contenu historique particulièrement détaillé…
Définissant le néolibéralisme comme « l'ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs, qui déterminent un nouveau gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence », le livre reprend 3 phases historiques
- La fondation libérale (XVIIIe et XIXe) de l’idée de limitation « du gouvernement ». Les principes libéraux, philosophiques et politiques, nés au XVIIIe siècle (Mondeville, Ferguson, Smith, Hume) sont présentés autour de 2 concepts de base : 1. La nécessaire liberté des échanges économiques s’autorégulant de façon évidente par le principe d’équilibre des utilités réciproques, 2. Tout gouvernement public devant être limité par la marche des choses, la connaissance des lois de la nature. Le libéralisme se développe ensuite à travers l’émergence d’une morale évolutionniste (chacun cherche à améliorer sa condition en recherchant l’approbation d’autrui), puis de l’idée que la société civile assure la synthèse des intérêts liés la spontanéité des individus. La fondation des droits individuels (droit de propriété de soi, fondement du droit de propriété) développe alors la limitation du principe de gouvernement, tout gouvernement devant se cantonner à une mission donnée par le peuple (se préserver et préserver le genre humain), puis par le « critère unique de l’utilité ». Enfin, une crise du libéralisme, située dès la fin du XIXe siècle, se développe à partir des constats du caractère contradictoire de l’action de l’État (mouvement et contremouvement des mécanismes du marché), incapable de définir les champs et limites de son action face aux inégalités sociales générées par l’étendue des libertés.
- La naissance et le développement du néolibéralisme. Est évoqué l’acte de naissance du néolibéralisme, le fameux colloque de Lippman à Paris en 1938, réunissant des penseurs libéraux souhaitant limiter le libéralisme et refonder celui-ci autour du principe d’une effective intervention de l’État. Aboutissent 2 constructions possibles : l’intervention de la loi, comme élément de justice et d’égalité, ou l’intervention des élites (des personnes éclairées et compétentes) seules susceptibles de réguler les processus. Les développements futurs du libéralisme refondé (d’où le terme « néolibéralisme ») auront 3 directions différentes : tout d’abord celle de l’ordo-libéralisme allemand des années 1950-1970 (promotion d’une troisième voie autour de l’humanisme économique, dans une économie sociale de marché, sans État-Providence ou État social), ensuite celle de la nécessaire capacité d’entreprendre (idée de l’homme-entreprise, de l’entrepreneurialité comme mode du gouvernement de soi, de la limitation de l’interventionnisme public), enfin celle d’un nécessaire État fort, garant des droits des individus, sans laisser-faire, ni fin sociale. On le voit, le mérite des auteurs est de montrer que ces principes, pas toujours compatibles, sont loin des représentations actuelles du néolibéralisme.
- L’émergence d’une nouvelle rationalité (fin XXe - début XXIe). Les auteurs partent du grand tournant de 1980, marquant l’avancée forte d’une rupture avec les réalités en place du « welfarisme ». Ainsi, toute organisation sociale ou prestation protectionnelle sera supposée porteuse d’une démoralisation des individus, passifs, assistés ou abuseurs. Toute régulation devrait se réaliser par la concurrence, le capitalisme libre ou financier, un nouveau système (développement du marché), la gestion néolibérale de l’entreprise autour de nouvelles formes d’organisation et de management (autonomie, gratification, concurrence entre acteurs, personnalisation et management par objectifs), l’arrivée des experts et la conversion des modes d’intervention publique (pas de retrait de l’État néanmoins). J’ai été intéressé par les développements de ce regard. Le premier sur les fondements ordo-libéraux (et non néolibéraux) de la construction européenne, le deuxième sur le concept de gouvernement entrepreneurial (la nouvelle gestion publique et la diffusion du « managérialisme » et de la concurrence dans le secteur public). J’ai été surtout intéressé par le dernier développement : la « fabrique du sujet néolibéral », homme compétitif totalement immergé dans la compétition mondiale, avec une société modélisée par l’entreprise, la promotion du couple performance/jouissance et la nouvelle clinique (du stress et du harcèlement) du sujet.
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Des perspectives …
Pour les auteurs, la perspective majeure est de construire une gouvernementalité alternative à la gouvernementalité néolibérale : promotion de modes de vie différents de celui de l’entrepreneur de soi, modification des pratiques gouvernementales pour une résistance à la rationalité, promotion tant au niveau du pouvoir que des personnes de contre-conduites opposées au pouvoir-conduite, mise en valeur d’autres horizons que la maximisation de la performance, du contrôle généralisé. Très (trop) discrètement, ils esquissent en positif des pratiques de communisation du savoir, d’assistance mutuelle, de travail coopératif dessinant une autre « raison du monde », la « raison du commun ».
Ce livre est une somme, évitant la polémique facile pour développer une vraie analyse, équilibrée. Il lui manque un développement des alternatives et une analyse socio-économique (notamment sur les questions d’inégalité). Mais la démonstration est forte : l’envahissement par une combinaison des formes rationnelles de gouvernement et de l’auto-structuration des comportements par les individus eux-mêmes.
… et quelques enseignements
Les visions du lien social, des politiques et des organisations, des politiques sociales, sont ainsi revues à l’aune d’une construction entrepreneuriale, tant du côté du pouvoir institué que des comportements individuels. Pour les organisations sociales et médico-sociales, je tire de l’ouvrage quelques enseignements :
- Ne pas confondre les concepts : réduire le néo-libéralisme aux dérives actuelles me semble peu admissible, notamment en réduisant la recherche d’une troisième voie (économie sociale de marché) à l’acceptation de la mondialisation et de la seule concurrence généralisée,
- Penser le développement des structures sociales en dehors du modèle unique de concurrence généralisée. Mon propos rejoint les réflexions en cours sur l’alignement des services sociaux d’intérêt général (SSIG) à la logique unique du marché,
- Promouvoir toutes les visions de l’homme qui ne le réduisent pas à la seule alternative réussite-performance / consommation-jouissance : l’homme est pluriel, agissant et méditant, en relation et seul, entrepreneur et penseur, rêveur-priant et artisan de la vie, flâneur et transmetteur, créateur, etc.,
- Ancrer la culture du résultat non sur les seuls impératifs de performance mais dans une approche qualitative, reliée à une déclinaison de moyens,
- Inlassablement, promouvoir une logique d’objectifs communs, ou socialisés, dans des démarches de projets positifs, collectifs, institutionnels, évaluables,
- Favoriser la mise en place d’impératifs évaluatifs basés sur la communication du savoir, le lien social, la production socialisée qui ne se confondent pas avec l’évaluation des performances des acteurs (ce n’est pas les personnes qu’il faut évaluer, mais les fonctions et les fonctionnements),
- Refuser l’envahissement « managérialiste » (experts, repères technocratiques des organisations et de « bonnes pratiques professionnelles », novlangue fourre-tout basée sur le flou des responsabilités malgré l’apparence éthique) et promouvoir des libertés créatives soutenues par des directions effectives, responsabilisées, lisibles.
Daniel GACOIN
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