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Un livre récent sur les « guichets » de l’immigration…
J’ai été interpellé par un ouvrage de 128 pages paru en octobre 2008 sur la politique d’immigration en France. Avec le titre « Accueillir ou reconduire, enquête sur les guichets de l’immigration » (éditions Raisons d’Agir), il apporte un regard critique sur sa réalité. L’auteur, Alexis Spire, sociologue et chercheur du CNRS, est spécialiste de ces questions.
… et une gestion paradoxale
La France tient un discours ferme (refus de l’immigration irrégulière, stigmatisation de l’immigration subie, liée aux demandeurs d’asile, refus des personnes ne montrant pas leur allégeance aux valeurs, normes, codes, langue de notre nation). Mais elle se dit fidèle aux normes du droit international, veut honorer sa signature de la Convention de Genève, affirme le droit de mener une vie familiale conforme à la convention européenne des droits de l’homme, dit vouloir respecter les droits fondamentaux.
La spirale est répressive (par exemple le nombre d'étrangers arrêtés pour infraction à la législation passé de 62 233 en 2002 à 111 842 en 2007) et fait protester les opposants à cette politique ou même des personnes hostiles à une immigration débridée, mais restant attachées à l’humanité du traitement des personnes (voir le développement des Cercles de silence). Cette spirale s’inscrit en fait dans une réalité en trompe l’œil : un discours (le droit affirmé et respecté de façon « sévère et digne », « ferme et humaine »), des objectifs de résultats (baisse des demandeurs d’asile, restriction de l’immigration familiale) et une réalité (délégation à des fractions subalternes de l’Administration) par une « politique des guichets » rendant les droits inopérants. Cette pratique se développe par la délégation de la mission de répression à des fonctionnaires déclassés.
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La sociologie des fonctionnaires gérant les dossiers d’immigration…
Alexis Spire a enquêté de 2003 à 2007 dans les coulisses des consulats, préfectures ou services de la main-d’œuvre étrangère : les fonctionnaires rencontrés y sont décrits comme des « dominants dominés » dans le champ bureaucratique, le déclassement des étrangers contribuant à leur propre déclassement (caractéristiques sociales des agents, statut professionnel) à l’égard des autres services. On y trouve ainsi : plus de personnels issus des départements d’Outre-mer ou de l’immigration que dans les autres administrations, des femmes, majoritaires comme ailleurs, accédant plus aisément à des postes de responsabilité désertés par les hommes, un recours massif et constant à des vacataires pour pallier le manque d’effectifs. L’entrée dans la carrière de fonctionnaire de l’immigration ne répond pas, dans la quasi-totalité des cas, à une vocation. Les services chargés de l’accueil des immigrés sont, en outre, à l’écart des autres services administratifs, séparation expliquée selon les agents par la « saleté » des usagers.
… déclinée dans la vie des guichets tout d’abord
Des pratiques aléatoires sont décrites. Un exemple, parmi ceux cités, dans une préfecture : un agent d'accueil s'apprête à enregistrer la demande d'asile d'une grand-mère sri-lankaise, le guichetier a jugé le dossier complet, la vérificatrice intervient, vociférant : « C'est du regroupement familial, ce n'est pas de l'asile ! Ce n'est pas la peine d'attendre, on ne vous croira pas », assène-t-elle, envoyant le dossier voler en l'air. Selon sa trajectoire sociale, sa position dans le service, ses croyances et le rapport qu’il entretient avec sa hiérarchie, chaque guichetier prend des décisions variables par rapport aux autres. Son interprétation des textes entretient auprès de tous les étrangers demandeurs de titres un climat d'insécurité juridique qui constitue la plus sûre garantie de leur docilité. Lorsqu'un étranger se rend au guichet pour y demander une régularisation ou le renouvellement d'une carte temporaire, il n'a aucun moyen de savoir s'il va en ressortir avec un titre de séjour, une convocation, ou une invitation à quitter le territoire. Autre exemple : les agents des directions départementales du travail qui ont le pouvoir de décider si la profession demandée répond localement aux besoins de main-d'œuvre, peuvent moduler la durée de l'autorisation en fonction de la nature du contrat de travail ou de la conjoncture économique du département, sont en mesure de contraindre les étrangers à s'orienter vers tel ou tel secteur, en les assignant à un statut de séjour précaire et en les plaçant sous la dépendance étroite de leur employeur.
… ou dans l’adhésion à une idéologie
4 processus concrets sont en place chez ces fonctionnaires :
- Ils apprennent sur le tas, essentiellement par mimétisme les attitudes nécessaires à la gestion quotidienne des conflits et autres difficultés du métier,
- Ils ne peuvent se référer à des règles juridiques écrites et fondent leur conduite sur des routines bureaucratiques,
- Ils se construisent avec un sentiment de cohésion, renforcée par une identification collective à un « nous » opposé au « eux » des étrangers. « Nous » représente « les Français », « les fonctionnaires », « les bons citoyens », alors que « eux » représente « les étrangers », « les profiteurs », etc.
- Ils se rattachent à une cohésion idéologique forte : un travail au nom de l’intérêt national, un rôle de représentant de l’État, incarnant une mission de maintien de l’ordre, celui-ci revêtant plusieurs sens : « ordre public » (lutter contre toute forme de fraude), « ordre moral » (lutter contre ces étrangers qui « abusent » du système social français et le menacent), « ordre économique » (sélectionner les étrangers « utiles » au marché du travail, refouler les « indésirables »). Alexis Spire désigne la conjonction de ces angles de vue de l’ordre par le terme « d’ordre national ».
… et des usages / conséquences
Au-delà de la suspicion à l’égard des étrangers, les réalités interrogent. Ainsi les contingents de visas (consulats) pour étrangers très qualifiés ayant été fixés (immigration choisie), les agents ne parviennent pas à remplir ces objectifs : condition d’un employeur en France s’engageant pour le candidat très difficile à remplir, cible des personnes hautement qualifiées reposant sur l’hypothèse que tous les étrangers veulent venir en France, l’administration n’ayant qu’à bien les choisir, correspondant à une population qui n’a pas forcément envie de partir pour la France (hésitation face aux contrôles tatillons et obstacles s’ils veulent être rejoints par leur famille). Les conséquences : les agents de préfecture, au lieu de délivrer des cartes « vie privée familiale » octroient aux étrangers des cartes « salarié ». L’augmentation comptable est artificielle. Les agents sont contraints par leur hiérarchie, et des objectifs chiffrés, d’adopter des mesures extrêmement répressives et il est très important pour eux de pouvoir se raccrocher à quelques cas d’étrangers qui ont été régularisés, pour rester convaincus qu’ils mettent en œuvre une politique équilibrée.
… liés à la politique du chiffre
La généralisation des objectifs chiffrés met en valeur les catégories d'agents « pragmatiques » ou « entrepreneurs de morale », les « réfractaires » étant stigmatisés (ralentissant le travail ou ne « jouant pas le jeu »). La fixation de ces objectifs favorise des pratiques bureaucratiques : forte augmentation du nombre de tâches à effectuer par les agents, à effectif égal, standardisation des procédures et rationalisation des tâches de type taylorienne. Censées réduire les délais, elles influent sur la nature des décisions, les sanctions auxquelles s’exposent ceux qui n’atteindraient pas leur « chiffre » (nombre de dossiers traités par jour) variant d’un service à l’autre, mais incitant à privilégier les dossiers « faciles » (renouvellements plutôt que 1ères demandes, dossiers de « chinois », réputés remplir de façon impeccable les documents, etc.) pour atteindre plus rapidement le « chiffre » et terminer plus tôt la journée de travail.
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Mes questionnements
J’ai été ébranlé par ce livre, même s’il ne parle que des guichets, n’allant pas jusqu’aux agents qui recherchent ou reconduisent les personnes en situation irrégulière. L’ouvrage montre combien la modernisation du service public ou l’incantation à respecter les droits des usagers, sont loin de la réalité dans les guichets de l’immigration. Ceci n’est pas acceptable et m’incline à poser 3 recommandations, utilisant les évolutions en cours dans les institutions sociales et médico-sociales :
- Pour qu’une administration ou une organisation se mobilise autour du service à ses usagers (ici les immigrés, avec leur réalité), elle doit être bientraitante et rigoureuse à l’égard de ses professionnels (ici les agents des guichets). La responsabilité des agents ne saurait cacher la misère de l’organisation (absence de formation, de parcours professionnels, de management porteur, etc.),
- Pour qu’un véritable service soit rendu auprès des usagers, il doit être défini. Sortir du flou pour les guichets de l’immigration, expliciter et formaliser ce service est indispensable. J’affirme qu’ils devraient être tenus au minimum : 1.d’accueillir humainement et attention, 2.d’informer sur le contexte et les règles, 3.de créer un référent du dossier de chaque personne, 4.d’aider à la formulation de la demande, 5.de réellement orienter (en maintenant un référent), 6. d’explorer les accompagnements possibles pour l’accès au contradictoire (dont avocat, commission d’arbitrage, recours), pour l’accès au droit des travailleurs (notamment ceux qui, en situation irrégulière, ont un contrat de travail), en matière de santé, en matière sociale,
- Pour qu’une organisation soit rationnelle au regard des objectifs fixés (même s’ils questionnent), il convient que des normes de bonnes pratiques et parfois des procédures explicites soient une base guidant le travail de chaque agent.
Daniel GACOIN
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