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Place aux jeunes générations, à travers un billet familial à 2 voix : celle d’Anne Gacoin, jeune spécialiste des ressources humaines et des organisations, qui nous livre sa critique d’un ouvrage (« L’open space m’a tuer ») paru en octobre 2008, et la mienne reprenant ses contenus pour le secteur social et médico-social.
Une critique du livre, « L’open space m’a tuer »…
« L’open space m’a tuer » est un livre drôle et terrible, véritable état des lieux des conditions de travail dans certains secteurs en vogue (consulting, audit,…) dont le poids grandit dans l’économie. Les auteurs, Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, sont deux jeunes cadres accueillis avec plein de promesses, vite investis dans des entreprises de conseil (communication, gestion de systèmes d’information). Ils sont représentatifs de la génération active de ces cadres hautement diplômés, engagés rapidement dans des postes à responsabilités rémunérateurs et valorisés.
… écrit à partir d’un événement révélateur…
Tout part de la réception d’un mail dans l’entreprise d’un des auteurs : ce mail collectif, est transmis, avant son départ, par un cadre démissionnaire y proposant un « quizz » à ses collègues pour leur faire deviner les raisons de son départ : difficultés mais surtout « souffrance » au travail. Le mot « souffrance » sera l’électrochoc, les 2 auteurs s’interrogeant, questionnant, enregistrant des témoignages en vue d’un recueil sur le travail dans les entreprises hypermodernes : « Nos témoins de l’open space se sont lâchés », disent-ils, « nos messageries téléphoniques ou mail ont débordé : " et ça tu l’as mis ? ", " j’ai un truc pour toi ! ", " Tiens ! Je te raconte mais tu changes mon prénom et le nom de ma boîte sinon je vais me faire griller ! " »
… et apportant une vision accablante…
Le livre décrit l’ère du néo management dans un type d’entreprises (conseil, publicité, communication, informatique…), les « organisations ad hoc » décrites par H. Mintzberg (Le Management, Ed. d’organisation, 1998), adaptables, réactives, en permanence modulables au gré de sollicitations, budgets, commandes externes. Mais le propos concerne toutes les entreprises où se développent de nouvelles méthodes de management basées sur l'individualisation, la responsabilisation et l’incitation à l’initiative, avec des espaces internes ouverts sur le modèle de « l'open space » (plateau de travail sans cloison où aucun espace n’est isolé, chacun communiquant en permanence avec l’autre, un symbole de ces nouvelles méthodes de management).
… sur une réalité de travail décrite en 27 saynètes…
Ces saynètes sont développées sur 6 thèmes :
- La responsabilité et le stress : chefs de projet ou consultants travaillent avec des objectifs et délais inatteignables (du fait de la forte concurrence, les marchés sont obtenus avec un nombre jours/hommes minimal) dans des missions ambitieuses aux délais trop courts. Travailler la nuit ou le week-end devient la norme, avec une pression permanente souvent insoutenable. Pour compliquer, lors des missions, les rôles de chacun sont flous (chefs de projet sans pouvoir, management réduit aux pressions affectives ou jeux de pouvoir non régulés). Les cadres/consultants enchaînent les missions, sont constamment évalués, avec « un compteur sans cesse remis à zéro », l’appréciation des clients étant survalorisée comme celles des dirigeants, dans un système permanent d’emprise alors même que ces cadres sont fragilisés. Le comble : il leur est demandé de s’auto-évaluer sans complaisance (et ils le font !). L’autonomie et la responsabilité à outrance sont la règle (pas de « petit chef »), mais l’isolement est fort. « L’open space » des bureaux ajoute à cette pression au moment du retour du terrain : une auto surveillance réciproque, sans répit, de ces cadres pressurisés, constamment sous le regard d’autrui.
- Les tâches appauvries et le travail diminué : Paradoxalement, dans ces jobs à haute responsabilité avec des fonctions « magnifiées » (consultants, chef de projet, etc.), les auteurs montrent une autre réalité : tâches répétitives, peu stimulantes, où l’on fait beaucoup de « ticking ». « Faire des copier-coller dans un outil de gestion de contenu web, on kiffe pas », indique un des témoins, un autre ajoute : « Arrêtons de dire qu’on va refaire le packaging d’une boîte de Panzoni en se faisant plaisir. »
- L’incitation forte à se vendre à l’interne et être entrepreneur de sa carrière : mis en concurrence, mais autour d’un même profil (« à l’aise mais pas grande gueule »), ces cadres doivent montrer un comportement : avoir l’air débordé (être « charette »), adopter pourtant une apparence « cool », bannir le doute, la peur, la démotivation, paraître en permanence motivé, heureux, simple, intelligent. L’adoption d’un néo-vocabulaire illustre ces tendances avec un « nouveau wording » où l’efficacité l’emporte sur la grammaire : formules (FYI pour « for you information », ASAP pour « as soon as possible »…), mots abrégés (reco, diag, propale, specs, etc.), métaphores sportives parfois grossières (montrant le comportement de gagnant). Le cadre est censé aller au-delà de la simple exécution, être meilleur que les autres, être responsable de lui-même, de sa carrière, de son activité ou de son inactivité.
- Le flou des frontières entre vie personnelle et professionnelle : Le cadre est constamment sollicité, y compris dans son emploi du temps personnel (nouvelles technologies de type blackberry, etc…). Nombre d’entreprises importent même des dimensions intimes sur le lieu de travail : bureaux ressemblant à des appartements. Les réseaux professionnels et personnels sont liés (le fameux « Facebook », etc…). Des week-ends de « team building » ou de motivation ajoutent à l’ambiguïté de la frontière vie personnelle/vie professionnelle.
- Les incohérences et hypocrisies : Les règles de travail sont incohérentes, alliées à l’hypocrisie des dirigeants. On prône un comportement « cool » (tutoiement, fin de la hiérarchie, etc.), mais « la hiérarchie est bien présente », les cadres soi-disant autonomes, isolés, sont constamment surveillés d’autant que « tout le monde est cadre à part la standardiste ». Cohésion et esprit d’équipe sont magnifiés dans les discours, mais primes et récompenses sont individualisés. Si le « tout mesurable » règne en maître, chacun se débrouille, devine, invente pour « être dans les clous ». Des situations insensées sont rapportées : un budget ne permettant pas d’accorder des primes, le manager fausse la rigueur des évaluations pour expliquer leur absence.
- Le manque de reconnaissance : Le travail nécessite un investissement considérable, professionnel et personnel, et l’entreprise reconnaît peu ces contributions : bonus qui manquent, augmentations qui tardent, report permanent de promesses d’évolution (souvent expliqué par des mini-erreurs, malgré l’investissement massif), doute sans arrêt instillé.
… jusqu’à ses nombreuses conséquences
Ces cadres isolés, soumis à des objectifs sans moyens, peu soutenus, avec un stress à multiples composantes, développent des maladies professionnelles envahissantes. Souffrance, pression et doute prennent alors des visages divers : malaises vagaux, tendinite du pouce, tracas physiologiques, décompensations, désinvestissements, démissions, dépressions. Mais surtout, le lien entreprise / cadre est rompu : l’ancienneté et l’expérience, la fidélité ne valant plus, on attire des cadres mobiles, mais capables autant de céder à des avances en intégrant l’entreprise que d’en partir pour d’autres avances. « Maintenant pour monter en compétences, il faut se former à l’extérieur et, pour changer de poste, changer de boîte. » Le saut de poste en poste, de métier en métier, d’entreprise en entreprise exprime une rupture consommée.
En résumé, ce livre, avec des anecdotes drôles et un ton pédagogique, est une juste dénonciation des méthodes managériales en progression, un support de réflexion pour corriger les dérives : souffrance et désarroi ne sont pas inéluctables si l’on reconnaît l’ambiguïté d’un management prenant une apparence humaine mais opérant une véritable rupture de sens entre l’entreprise et ses cadres, développant une pratique harcelante, voire totalitaire.
Anne GACOIN
Le secteur social et médico-social court-il le risque de cette dérive ?
J’ai beaucoup ri avec ce livre car j’ai reconnu quelques dérives dans certains cabinets de conseil pouvant œuvrer dans le secteur social et médico-social, qui ajoutent une réalité peu décrite dans l’ouvrage : leurs jeunes cadres vivent parfois une pression supplémentaire liée à une absence de compétences ou de connaissance du secteur où ils vont pourtant devoir développer un discours et des méthodes, apporter des conseils.
Néanmoins, le secteur social et médico-social est actuellement peu susceptible de dériver vers les extrémités décrites dans « L’open space m’a tuer » :
- Il y a encore peu à craindre, tant pour les professionnels que pour les cadres du social, de voir apparaître une « GPSisation » des comportements (l’expression est de M. Chauvière) même si la pression est néanmoins devenue plus importante.
- Si le modèle de « l’organisation ad hoc » (adaptable, réactive, etc…) influe parfois sur les services du « social fragilisé » (insertion, formation, ville, etc…), il est peu probant pour les 33 000 établissements et services sociaux et médico-sociaux. « L’organisation ad hoc » est présentée comme une référence (par des consultants notamment ! tiens, tiens…), mais c’est en réalité un autre modèle qui progresse : « l’organisation rationnelle légale ». S’y développent des supports, outils en partie standardisés, procédures, finalement un ensemble de process qui, sous couvert du changement, vont plutôt se réaliser de manière répétitive ou contrôlée. Quand est mis en avant le modèle « d’organisation ad hoc », c’est pour faire avancer des « administrations bis ». On est alors loin des organisations développant des projets, alors que, comme chacun le devine, je pense que c’est l’urgence aujourd’hui…
Daniel GACOIN
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