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La Vie des Idées, un site à consulter absolument…
J’évoque souvent ici des livres de « La République des idées » (collection du Seuil), ou des évènements suscités par ce réseau de penseurs (voir le forum intitulé « La nouvelle critique sociale » de mai 2006 et commenté à l’époque sur ce blog). En 2003, il avait créé un site Internet, « La Vie des Idées », publiant des articles ambitieux et divers : une véritable mine de réflexions à travers deux à quatre textes publiés chaque semaine au sein de 3 rubriques (Monde, Essais et débats, Livres et essais).
… avec notamment un article récent, particulièrement acéré…
J’ai relevé il y a peu l’article du sociologue Patrick Cingolani (auteur en 2005 d’un « Que sais-je ? » bien intéressant : « La précarité »). Cet article concerne la loi N° 2008-758 du 1er août 2008 relative aux droits et aux devoirs des demandeurs d’emplois, loi témoignant, pour l’auteur, « d’une transformation idéologique et politique de grande ampleur des modes de traitement du chômage ».
… sur une loi dont il est utile de rappeler le contenu précis...
Les droits des demandeurs d’emploi selon la loi du 1er août 2008 :
- Un accompagnement par le service public de l'emploi (ANPE-ASSEDIC réunies) ou un organisme conventionné par celui-ci,
- L’expression d’un « projet personnalisé d’accès à l’emploi » (caractéristiques de l'emploi recherché, zone géographique privilégiée, niveau de salaire attendu). Prenant en compte la qualification et les compétences de la personne, sa situation personnelle et familiale, le marché du travail local, ce projet personnalisé intègre des engagements du service public de l’emploi (soutien et suivi, formation, aide à la mobilité),
- Un régime d’indemnisation (sous condition),
- La réclamation possible, auprès d’un médiateur national du service public de l’emploi (via des médiateurs régionaux) sur des dysfonctionnements, sans préjudice d’autres voies de recours.
Leurs devoirs selon la même loi :
- « L'accomplissement d'actes positifs et répétés en vue de retrouver un emploi, de créer ou de reprendre une entreprise »,
- L’impossibilité de refuser à deux reprises « sans motif légitime, une offre d’emploi raisonnable »,
- « L’actualisation de son projet personnalisé »,
- La soumission à une visite médicale,
- L’impossibilité de refuser « une offre de formation » ou « un contrat d’apprentissage ou de professionnalisation, un contrat aidé ou une action d’insertion ».
L’absence de recherche active, un refus à deux reprises « d’une offre raisonnable d’emploi » étant motifs à interruption de l’indemnisation, il est important de comprendre ce que la loi du 1er août 2008 appelle « offre raisonnable d’emploi » :
- Pour les 3 premiers mois de recherche, elle est constituée par : la nature et les caractéristiques de l'emploi recherché, la zone géographique privilégiée et le niveau de salaire attendu, tels que mentionnés dans le projet personnalisé d'accès à l'emploi,
- Entre 3 et 6 mois de recherche, elle est constituée par : un emploi compatible avec les qualifications et compétences du demandeur, rémunéré au moins à 95 % du salaire antérieurement perçu,
- Après 6 mois de recherche, elle est constituée par : un emploi compatible avec les qualifications et compétences du demandeur et rémunéré au moins à 85 % du salaire antérieurement perçu, emploi entraînant, à l'aller comme au retour, un temps de trajet en transport en commun, entre le domicile et le lieu de travail, d'une durée maximale d'une heure ou une distance à parcourir d'au plus trente kilomètres,
- Enfin, après 1 an de recherche, cette « offre raisonnable d’emploi » est constituée par : un emploi compatible avec les qualifications et compétences du demandeur et rémunéré au moins à hauteur du revenu de remplacement (allocation chômage, etc…), emploi entraînant, à l'aller comme au retour, un temps de trajet en transport en commun, entre le domicile et le lieu de travail, d'une durée maximale d'une heure ou une distance à parcourir d'au plus trente kilomètres.
… d’autant plus que sa mise en œuvre s’est accélérée cette semaine
Un décret du 13 octobre 2008 vient en effet de détailler la mise en application de la loi, dont le « projet personnalisé d'accès à l'emploi » (PPAE) : élaboré au bout de 15 jours et revu tous les 3 mois. Le temps de suppression d’indemnités après 2 refus « d’une offre raisonnable d’emploi » serait de 2 mois, porté à 6 mois en cas de refus répétés ou de refus de formuler ou actualiser un PPAE. Cette semaine, les ministères ont en outre dévoilé des modalités du nouveau service public de l’emploi : l’organisme réunissant l’ANPE et l’ASSEDIC portera le nom de « Pôle Emploi » : titre peu ambitieux au premier regard…
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Le regard sur une progression idéologique…
Pour P. Cingolani, les soubassements de la loi du 1er août 2008 sont liés à la promotion d’une « troisième voie », entre assistance et loi du marché, avec pour devise : « pas de droits sans responsabilités », nouvelle approche qui veut « qu’à l’expansion de l’individualisme doit correspondre une extension des obligations individuelles : les allocations chômage doivent entraîner l’obligation de chercher activement du travail, par exemple. » L’idée d’un « monitoring des comportements », souhaitée par Denis Kessler, Vice-président du MEDEF, dès 1999 (voir l’ancien projet, avorté, de Contrat d’accès au retour à l’emploi, CARE), a fait son chemin, selon l’auteur, jusqu’à la loi du 1er août 2008 au double sens de surveillance et de régulation des chômeurs. Cela correspondrait à la progression d’une recherche de correction de ce qui a été appelé, par certains théoriciens libéraux, le « moral hazard », mécanisme censé apparaître « lorsqu’un dispositif de protection sociale suscite une modification de comportement entrainant des rapports de dépendance ou plus directement lorsque des individus détournent un tel dispositif à des fins personnelles ».
… qui méconnait la réalité des demandeurs d’emploi…
Toujours pour P. Cingolani, cette pensée nouvelle est basée sur une méconnaissance de la situation des demandeurs d’emploi : la progression d’offres d’emploi peu satisfaisantes et motivantes, essentiellement à temps partiel, à temps précaire, avec des conditions dégradées ou à très faibles revenus, favorisant pour plus de 7 % des salariés aujourd’hui, une situation de travailleurs pauvres (on retrouvera la même analyse dans le livre récent de Denis Clerc, La France des travailleurs pauvres, chez Grasset) est la principale cause de possibles passivités dans la recherche d’emploi.
…et pose des questions bien intéressantes
J’ai aimé les positions de l’auteur et son analyse, savoureuse dans le contexte actuel :
- La nouvelle pensée publique sur les devoirs des chômeurs rejoint la vision libérale de la protection sociale, exprimée par Denis Kessler (revue Commentaire, Automne 1999) : « les marchés apparaissent plus sûrs aujourd’hui que certains dispositifs collectifs », « leurs valeurs paraissent d’une valeur supérieure », et même « eu égard aux incertitudes de l’État, les marchés offrent des couvertures de risques qui satisfont les ménages », et encore « les marchés traitent beaucoup plus efficacement que l’assurance sociale des problèmes bien connus des économistes du risque comme celui du "moral hazard" »… Les victimes de la crise financière et économique à venir apprécieront.
- L’argument de l’abus est lié au succès, conjoncturel, d’un regard critique sur 2 catégories stigmatisées : le fonctionnaire et le chômeur. Or pour P. Cingolani, les principaux utilisateurs du « moral hazard », avec les conséquences les plus graves et les plus contraires aux valeurs démocratiques, sont d’abord des personnes riches, manifestant « un appât du gain sans limite et un désir de domination dans la violation des libertés et le mépris de l’autre ». Peu de personnes oseront aujourd’hui démentir ce point de vue, au vu des conséquences des pratiques financières douteuses des 10 dernières années, il n’est pourtant pas évident que des contraintes aussi fortes que celles imposées aux chômeurs soient inventées pour les investisseurs financiers aventureux ou les responsables d’entreprises peu responsables.
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Quelques réflexions de travailleur social…
Il me semble utile de rappeler que la responsabilisation des chômeurs ne peut réellement exister, à mon sens, que comme partie d’un ensemble : perspectives économiques réelles en termes d’emploi, refus de la progression des emplois précaires, accompagnement social et économique digne de ce nom pour chaque personne, règles simples annoncées et respectées sans stigmatisation.
Il me semble important de remettre les responsabilités publiques (la crise financière trouve son origine dans les années 1970-1980 avec la politique dite des « 3 D » : désintermédiation – déspécialisation bancaire – décloisonnement des marchés financiers par les innovations financières) et individuelles (l’énorme absence de culpabilité des opérateurs financiers et responsables d’entreprises, dont les banquiers, assise en outre sur la désignation de l’autre) à leur juste place, en cessant de rendre le chômeur, systématiquement présenté comme abuseur, responsable des dérives des comptes publics.
Et je garde surtout en tête, en cette période, le titre d’un éditorial de François-Régis Hutin (Ouest France, le 11 octobre 2008) : « Quand les riches maigrissent, les pauvres meurent ».
..................................................... Daniel GACOIN
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