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La prédominance de l’écrit dans les établissements et services …
C’est devenu une évidence dans les établissements et services : il ne s’agit plus seulement d’agir, accompagner, soutenir des personnes en difficulté, il s’agit également de noter, suivre et formaliser les observations comme les engagements. On écrit donc de plus en plus : rapports d’observation, comptes-rendus de réunions, documents personnalisés d’accompagnement ou contrats de séjour, rapports au magistrat, grilles d’évaluation… Même si, depuis toujours, « l’acte d’écrire constitue une dimension incontournable de l’intervention socio-éducative » (E. Ejzenberg, Les écrits professionnels, Vuibert, 2007), deux évolutions majeures peuvent être constatées :
- Les compétences professionnelles demandées aux travailleurs sociaux sont davantage reliées aux écrits à produire et beaucoup moins aux contenus des accompagnements,
- Les écrits produits, beaucoup plus nombreux, sont soumis au filtre d’une inquiétude sur des risques éventuels de lecture et de partage avec les usagers. Pour les uns, l’évolution est négative (on n’écrit plus rien, on édulcore), pour les autres, elle est positive, générant l’idée qu’il ne s’agit plus d’écrire « sur » l’autre, mais d’écrire « avec » l’autre (cf. E. Ejzenberg, déjà citée, et J. Riffault, Penser l’écrit professionnel en travail social, Dunod, 2ème éd. 2006).
…. et pourtant, des écrits journaliers inexploités (cahiers de liaison, de bord, etc…)…
Peu étudiés ou désignés, les écrits journaliers que constituent les cahiers de liaison, agendas journaliers, cahiers de bord... occupent une part fréquente du temps des travailleurs sociaux, la plus quotidienne… Autant nous constatons des formations, ouvrages, recommandations sur les écrits majeurs (rapports, etc…), autant il en existe peu pour ces types d’écrits.
… à regarder à partir d’un ouvrage récent…
Un ouvrage intitulé « Les nuits de la main courante », rédigé par Jean-François Laé, sociologue, édité par Stock vient d’être publié sur ces écrits précisément, désignés comme des « écritures mineures ». Le livre a bénéficié d’une présentation élogieuse dans le journal Le Monde, évoquant « une réalité surprenante faite d’une narration d’affrontements et de sollicitude mêlés », sortie de l’oubli par un auteur qui aurait fait un énorme travail de terrain.
…avec ses contenus bien riches…
Dans ce contenu original, l’auteur utilise la métaphore de « la main courante » (terme utilisé pour les écritures journalières de la police à propos de signalements sans plainte) pour évoquer des contenus formalisés par « la main de professionnels rêvant de tenir le monde qui s’agite sous leurs yeux » et « la vie courante » de « ceux qui en sont la cible et qui vaquent à leurs occupations ». J-F. Laé a en effet lu, annoté, compulsé des écrits de travailleurs sociaux ou assimilés, dans des établissements ou des services de vie sociale :
- Le carnet journalier d’un gardien d’immeuble, dans les années 1990, dont la mission dans une résidence de la banlieue est de Paris a évolué vers une fonction de médiation sociale et de sécurité publique. Sont relevés les incidents, complicités, hésitations à signaler, rumeurs, difficultés ressenties et sentiments de solitude,
- Des notes de 3000 dossiers d’un centre de post-cure psychiatrique. Sont retenus des narrations de comportements dans les ateliers, des attitudes montrant l’évolution des patients dans l’acceptation de soins, leurs plaintes, leurs mots en vrac et leur impatiences, des courriers de leur famille, etc…
- Le cahier de bord des visites et entretiens d’éducateurs d’un service d’Action Educative en Milieu Ouvert (AEMO) : des comptes-rendus de rencontres, incidents, cheminements sont ainsi patiemment notés, ainsi que des exposés de situations qui interrogent, les hésitations à signaler, la préparation de réunions ou rapports,
- Le cahier de liaison des professionnels d’un Centre d’hébergement de nuit pour des personnes sans domicile fixe. Sont relevés dans les notes journalières les situations des personnes à leur arrivée le soir ou pendant les rondes de nuit, les incidents multiples faits de violence, de compassion et d’affirmation de discipline, les modes de départ le matin…
- Les écrits d’un cahier de transmission de professionnels d’un centre pour personnes polyhandicapées (notamment les notes prises une nuit par une surveillante, les inquiétudes à l’égard des comportements ou de la souffrance des résidents), en contrepoint des courriers de familles, faits de plaintes et protestations à l’égard de l’ignorance dans laquelle elles sont placées par l’institution,
- Un vieux (de 1962) cahier journalier de la célèbre maternité des Bluets avec la mention des mini-évènements des nuits d’accouchement, complétée par des lettres de mamans à leur futur bébé relevées dans leur cahier de préparation à sa naissance.
… dont je conseille la lecture…. distanciée
Contrairement à ce qui apparaissait dans les critiques très positives, le texte, littéraire, manque de consistance et d’analyse malgré l’important matériau étudié. Les écrits consultés n’ont pas la même nature (ici, un cahier de liaison, là un courrier officiel ou un rapport, ailleurs, des lettres des usagers, etc…), une partie des écrits ont été recueillis en cachette, presque par dissimulation, ce qui interroge, et surtout, la tentative finale d’élaboration d’une sociologie de ces « écritures mineures » est limitée.
J’ai relevé néanmoins dans les retours sur les cahiers de liaison, l’intérêt des paroles en vrac de personnes rencontrées dans les institutions, des paroles des professionnels sur eux-mêmes, sur leur doute et leur subjectivité, des éventuelles annotations de responsables institutionnels.
J’ai également noté la mise en évidence d’un rapport au temps original, dans ces « écritures mineures » : un temps vertical et chronologique, perçu dans l’addition des urgences successives, mais également un temps qui s’affadit avec une perte d’intérêt progressive sur les périodes qui s’éloignent. J’ai aimé également le simple témoignage de la vie heurtée avec l’hétérogénéité des contenus (paroles, incidents matériels, réflexions fondamentales), le besoin de décompression perçu dans les mots brefs de « l’urgence à dire », le mélange de violence et de compassion dans les expressions relevés par l’auteur.
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Finalement quel intérêt pour ces écrits ?
Je rappelle tout d’abord que la réglementation est encore peu précise sur les contenus des écrits sur les usagers : elle parle des éléments du dossier (rapport, observation, courrier, examen, etc…) et des notes personnelles hors dossier (documents non définitifs, non échangeables, non réutilisables, selon une définition de la Haute Autorité de Santé publiée dans un arrêté du 5 mars 2004). À côté du dossier et des notes à caractère personnel, il convient de garder une place spécifique pour les « écritures mineures » que sont les cahiers de liaison, agendas, carnets de bord : ne cherchons pas à les traiter comme d’autres écrits, à caractère définitif, mais maintenons au contraire leur dimension transitoire, urgente, factuelle favorisant l’expression de la subjectivité. Et ne nous soucions pas de la lecture éventuelle par les usagers… même si ces contenus ne sont pas des notes personnelles. Leur intérêt est précisément leur caractère fourre-tout et subjectif.
… et quelle utilisation ?
Le cahier de liaison, agenda ou carnet de bord est un outil interactif, il est à lire par chacun. Chaque destinataire d’une information, quand il y a un destinataire désigné, devrait s'astreindre à donner ses réponses (à penser donc, l'espace des réponses).
Une différence est à construire dans ces cahiers entre les notes factuelles sur les temps et la vie dans l’institution et les notes, paroles, observations sur les personnes : concrètement, des rubriques séparées (notes à part et portées, à terme, dans le dossier de la personne) ou des cahiers différents.
Il est également important de se donner le temps, au moment du bilan de fin d’année, d’une relecture ensemble des contenus chronologiques ou faits remarquables que ces cahiers nous révèlent (parfois même des faits qui n'ont pas été repris).
Pourquoi pas enfin, une histoire institutionnelle écrite à partir de ces cahiers ?
Daniel GACOIN
Bonjour
Afin de prolonger cette discussion sur les écrits professionnels, le livre d'Ermitas Ejzenberg cité au début de votre article est un support riche pour travailler en équipe sur cette question des écrits.
Lors de ma prise de fonction de chef de service, ma première observation a été de la surprise face à des écrits justement "aspetisés", sans doute en conséquence de la crainte de l'utilisation qui pourrait être faite des cahiers de liaison.
Une commission s'est ouverte en début d'année et nous avons profité du livre d'EJZENBERG pour questionner l'éthique en mouvement dans l'acte d'écriture et nous prévoyons d'élaborer une charte.
Bien cordialement
Sandrine Fortina
Rédigé par : Sandrine Fortina | 08 juillet 2008 à 08:57
S'agissant des écrits dans les établissements on peut aussi faire retour aux origines et aux travaux de Jack Goody (La raison graphique) qui mettent en évidence le caractère réflexif de l'écriture et ceux de David Olson (L’univers de l’écrit - Comment la culture écrite donne forme à la pensée) qui indiquent bien que
– l’écriture n’est pas la transcription de la parole, elle donne plutôt un
modèle conceptuel pour la parole,
– l’écriture c’est toujours la tentative d’utiliser une écriture pour une langue
à laquelle elle ne convient guère,
– l’écriture est métalinguistique.
Il conviendrait aussi de s'interroger sur les apports des dispositifs de traitement de l'information et des outils de travail collaboratif assisté par ordinateur qui se développent dans les établissements et conjuguent l'instantaneité de l'oral (sans toutefois lui conserver sa part d'illocutoire) et la reflexivité de l'écrit...
Rédigé par : Christian Viallon | 18 juillet 2008 à 16:47
bonsoir
En recherche de blogs sur le travail j'arrive chez vous par hasard..
Concernant les écrits, je me permet de vous témoigner de ce que ceux ci sont devenus de plus en plus "lourds" dans l'administration..hors établissement.
Les collectivités ont renforcés les mécanismes de défense type parachute concernant les responsabilité des travailleurs sociaux, et des cadres concernant les ecrits...qui nous sont demandés..et de plus en plus...
L'écrit au détriment de l'action oui, et l'ecrit qui rend compte , l'écrit qui enquête...et un glissement questionnant sur le sens ou les objectifs de nos ecrits...ou les administratifs sont de plus en plus sollicités sur des terrains qui étaient reservés à la justice depuis la loi de 2007
Rédigé par : dominique clavaud | 08 août 2008 à 21:24
Le chef de service d'un établissement de personnes déficientes intellectuelles doit il lire le cahier de liaison de l'équipe éducative pour faire le point lors de réunion d'équipe? Ou seule les professionnels doivent dire les points en ayant une crainte de gendarmé les collègues? Merci Urgent
Rédigé par : Daniel Gacoin | 08 octobre 2016 à 09:26
Bonjour,
cadre éducatif dans un foyer d’hébergement et ESAT pour adultes en souffrance psychique, je constate que les équipes utilisent de nombreux supports dédiés à la transmission d'information. Ces supports vont du cahier de transmission en passant par les email, les SMS sur portables et le logiciel mis en place à cet effet, ce pour transmettre des informations identiques. Pouvez-vous m'éclairer sur ce besoins de diffusion?
Merci d'avance
Rédigé par : [email protected] | 25 octobre 2016 à 11:08