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Des publications récentes
Trois documents ont bousculé ma réflexion ces dernières semaines :
- Un ouvrage de Laurent Davezies, universitaire et économiste, spécialiste du développement territorial. Il s’intitule « La République et ses territoires », édité en 2008 par le Seuil dans sa collection la République des Idées.
- La critique de ce livre, écrite par Jérôme Giudicelli et parue en mai 2008 dans la revue Esprit. Elle s’intitule « Inégalités territoriales : faut-il incriminer la décentralisation ? » et comporte à la fois la critique de l’ouvrage de L. Davezies et une réponse de l’auteur.
- Un article de la sociologue Dominique Meda (un des 2 auteurs de « Faut-il brûler le modèle social français ? » en 2006) paru dans le Monde du 22 avril 2008. Il s’intitule : « Deux Nobel ne font pas le bonheur ».
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Les constats de L. Davezies
L’auteur propose une approche originale : il dénonce une vision du développement territorial systématiquement ramenée à la seule mesure d’une richesse par des niveaux de production, à partir de la progression du PIB (somme des valeurs ajoutées créées par les entreprises). Ce mode de mesure du développement territorial favorise ainsi une première lecture : l’évolution des inégalités entre territoires.
Nous aurions assisté à une réduction rapide des disparités du PIB par habitant, entre les régions, entre les régions et les villes, pendant la seconde moitié du XXe siècle, puis depuis 20 ans à un inversement de tendance, les inégalités territoriales (PIB) augmenteraient à nouveau. Pour l’auteur, la perception de cette inversion est favorisée par le mode de lecture (la seule croissance productive) occultant une autre réalité. En effet, l’inégalité des revenus des territoires et de leurs habitants continue à se réduire, ce revenu ne dépendant pas de la capacité productive mais d’un ensemble de revenus. La réduction continue des inégalités n’est pas entendue, tant le thème de l’inégalité, de la fracture, obsède la littérature et les médias, ainsi que les décideurs politiques.
L’explication de l’auteur ? La richesse d’un pays, de régions, dépend en part majeure, non de la production locale (le PIB), mais de revenus régionaux provenant de transferts publics (mécanismes de redistribution inter-régionaux), des retraites des habitants, de transferts privés (zones de consommation et non de production) notamment du fait de la dissociation lieu de résidence / lieu de travail et du tourisme. Pour l’auteur, juger la richesse économique d’un territoire devrait consister à ajouter à des revenus du travail et du capital (les activités exportatrices d’un territoire), une base publique (salaires des emplois publics), une base résidentielle (retraites, tourisme, revenus d’actifs employés ailleurs) et une base sociale (prestations sociales). Dit trivialement, l’économie locale devrait davantage être mesurée comme « la couche de beurre sur la tartine », soit « de la population et du revenu », et non de la production.
… et leurs prolongements
La conséquence selon l’auteur ? Pouvoir renverser notre vision des régions riches et des régions appauvries. La progression française des revenus (28 % pendant les 15 dernières années) et de l’emploi, ne concerne, nous dit-il, pas les régions les plus productives : ainsi ce ne sont pas les Hauts-de-Seine qui progressent le plus, mais la Vendée, l’Hérault, les Pyrénées-Orientales, le Morbihan, la Lozère… De même sur un plan social, la propension à sortir du chômage ou d’une situation de précarité est beaucoup plus aisée dans les zones géographiques résidentielles que dans les zones de forte production.
La dernière approche de L. Davezies ? Un regard critique sur la gestion des territoires dans le cadre de la décentralisation. « L’esprit de la décentralisation en effet, consistait à responsabiliser l’élu local vis-à-vis de son électeur-contribuable ». Or, l’essentiel des ressources publiques locales ne provient pas aujourd’hui de la base fiscale et encore moins des électeurs locaux. Le développement local « s’est transformé dans une sorte de programme électoral permanent « vendu » à des électeurs qui n’en paient pas le vrai prix ». La conséquence est évidente pour l’auteur : « on assiste à une « tentation résidentielle » de la part de nombreux élus périurbains, poussée par un raisonnement économique mais aussi par un simple calcul fiscal ou écologique », la décentralisation favorisant ainsi un processus premier de satisfaction des besoins de communautés particulières. Un risque majeur progresse : la promotion de politiques favorisant essentiellement l’électorat âgé, porteur de revenus, de plus en plus nombreux notamment en secteur résidentiel, soucieux d’un « panier de services » satisfaisant, cette promotion se réalisant au détriment du service des actifs. Et le processus d’autonomie des territoires, couplé avec le soutien par l’État des projets locaux ou régionaux, aggrave cette logique de plus grande attractivité des secteurs résidentiels.
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La critique de l’ouvrage de L. Davezies
La critique parue dans la Revue Esprit apporte de fortes nuances ou contradictions à certaines affirmations de L. Davezies. La rigueur de l’analyse économique n’est pas contredite, mais est nuancée l’opposition entre attractivité et compétitivité des territoires. Mais c’est surtout sur la question de la décentralisation que la critique est la plus forte. Le principe général d’une décentralisation « favorisant, dans un contexte de montée en puissance de l’économie résidentielle, des logiques locales à la fois prédatrices et paresseuses » est contredit : les élus locaux ne sont pas désintéressés par la croissance, les enjeux des territoires ou irresponsables. Et du coup est reproché à L. Davezies une « empreinte curieuse de post jacobinisme : l’éloge désabusé d’un niveau national et d’un centralisme dépourvus de capacités d’action autres que celles théoriques, du savoir statistique ou de mécanismes de redistribution fonctionnant spontanément ». En d’autres termes, « l’analyse de l’importance croissante de l’économie résidentielle aurait dû le détourner d’une critique nostalgique du principe de décentralisation pour proposer des améliorations aux modalités actuelles de cette décentralisation ».
L. Davezies répond à cette question de manière précise : pas de posture post-jacobine ou nostalgique de la centralisation, ni refondation de la décentralisation, « l’enfer se trouvant dans ces deux idéaux ». Mais surtout, il indique qu’il s’autorise à penser que la décentralisation n’est pas sacrée et peut être critiquée, notamment sous l’angle des élus locaux (et pas uniquement en France) qui ont des positions nationales dans un sens (la croissance, le pouvoir d’achat) et locales dans un autre (le bien-être et la protection des populations).
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L’article de Dominique Méda
La sociologue D. Méda revient sur la mesure des nouveaux indicateurs de la croissance, notamment du fait de la demande de Nicolas Sarkozy à deux prix Nobel d’économie (Amartya Sen et Joseph Stiglitz) de constituer une commission chargée de concevoir de nouveaux instruments de mesure de la croissance économique. Elle indique ainsi qu’il est possible de s’appuyer sur des travaux largement engagés. Le PIB ne permettant pas de mesurer les activités et temps de chacun (avec les proches, en activité domestique, en activité citoyenne ou démocratique), il existe selon l’auteur de nombreux indices déjà travaillés : de « développement humain », ou de « bien-être économique », ou de « progrès véritable et écologique ». Elle plaide pour l’ajout de chercheurs non économistes à la commission des prix Nobel, n’ayant pas besoin du « dictateur bienveillant de l’économie » pour des normes de la vie réussie.
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Mes réflexions
Ces textes interrogent la mesure de la richesse des pays et des territoires, sa dimension strictement productive, alors que peuvent exister d’autres critères : revenus des habitants après redistribution, équilibre social, qualité de vie, environnement et développement durable, limitation des inégalités, etc… Je souhaite pour ma part que cette mesure ne privilégie pas outrageusement la richesse ou le seul bien-être individuel (une vision consumériste de la redistribution notamment dans le contexte de décentralisation fort justement relevé par L. Davezies, qui me semble un peu trop portée par une D. Méda surfant sur des items concernant des populations aisées) et soit couplée avec une mesure de la réussite sociale réelle. Je crois à l’investissement dans le social, ce qui signifie qu’il convient de penser à la réduction des situations de ruptures, à la lutte contre la réelle exclusion, et non à la seule satisfaction ou au seul bien-être de groupes particuliers. Je propose donc d’introduire un indice de qualité du lien social, du lien avec d’autres, dans la mesure de la réussite sociale et économique d’un pays, indice basé sur le taux d’exclusions, de situations de misère sociale, psychologique ou relationnelle.
Daniel Gacoin
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