.
La parution récente d’un billet d’Alain Rey…
Je ne résiste pas au plaisir de reproduire ici le contenu d’un billet d’Alain Rey, paru dans le Magazine Littéraire de janvier 2008. L’auteur est connu, non seulement par sa longue carrière depuis 1952 au sein du Dictionnaire Robert, mais pour ses chroniques matinales sur France Inter. Il y brillait par sa malice à commenter et lustrer le bon usage des mots et de leurs contenus. Ces chroniques furent brusquement interrompues en 2006, l’auteur ayant porté ombrage, par son impertinence, aux responsables publics.
… dont le contenu mérite d’être savouré : je le cite donc...
" Tout commence par une faute de latin. Le verbe classique uti, signifiant « se servir de, avoir à sa disposition », avait usum parmi ses formes. Pour se simplifier la vie, les latinophones – il y a bien des francophones -, inventèrent, au Moyen Âge, un verbe usare, qui eût fait hurler Cicéron, mais qui avait l’avantage de la simplicité.
Alors que le vieil uti a servi à nous fournir l’adjectif « utile » et sa famille, avec en prime « ustensile », usare se répandit en « usages » et en « usures » tout à fait usuelles. On voit déjà se dessiner les pièges et traîtrises de cette série de mots. Ainsi, au XVIIIe siècle, les gens de la haute avaient des usages, et une femme « usagée » était une femme accomplie, admirablement élevée, familière des salons. Aujourd’hui, on se gardera de ce compliment-là, car ce qui est usagé a subi les outrages, non du temps seul, mais d’une utilisation fréquente.
À croire que l’usage des choses et des êtres les dégrade toujours, ce qui rendrait précaire la notion de bon usage chère à Vaugelas. L'usage, même bon, use : c'est écrit dessus.
Quant aux usagers, nom qui fut juridique pour désigner ceux dotés d’un droit d’usage sur quelque objet (si ce dernier est un produit, fructum, voilà l’usu-fruitier), ce ne sont plus que des utilisateurs réguliers, le plus souvent habitués à l’être par les circonstances. Prisonnier d’une habitude par contrainte, l’usager des services publics – cela se dit depuis un siècle, à peu près – est rapidement usé par cette fréquentation, surtout s’il est transporté en commun. Si encore elle était gratuite ! Mais non, car l’usager cache le « client », objet de la grande machine économique, outil et ustensile du chiffre d’affaires.
« Client » est un mot bien étrange, qui plonge dans l’immoralité du clientélisme politique, depuis les Romains. « Usager » est un vocable trompeur, car les services, même publics, ont des troubles et des malaises, appelés pannes, grèves, retards, qui vous usent, comme on dit, le tempérament, cela en vous privant, précisément, d’un bon usage. Quant à confondre privation d’usage et prise d’otages, comme le font les tenants de l’autorité sociale à chaque mouvement de grève, c’est faire du langage un fort mauvais usage. "
.
Revenir sur l’usage de l’usager en action sociale et médico-sociale
Depuis la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, l’utilisation du mot « usager », pour désigner les personnes accompagnées ou prises en charge par les établissements ou services sociaux ou médico-sociaux, s’est généralisée. Ceci nourrit d’un côté des affirmations péremptoires (il faut promouvoir une révolution derrière la promotion d’une nouvelle logique de service où l’usager devient « acteur » de démarches centrées sur des réponses adaptées) ou de l’autre des procès virulents (la révolution en cours serait une régression : elle faciliterait une « chalandisation » de l’action sociale, derrière l’usager se profilerait le client, les rapports marchands, les procédures et la recherche du moindre coût dans l’action sociale).
Je ne reviendrai pas sur le « mal-entendu » que génère le terme usager et ses interprétations dans les deux approches évoquées : affirmations et procès ne renvoient que des éléments partiels d’une réalité plus complexe. Mais je souhaiterais utiliser les propos d’Alain Rey pour proposer 3 conseils :
- Premier conseil : tout faire pour que l’usage du mot usager n’use pas… En conséquence : n’utiliser le terme qu’avec parcimonie, uniquement sur des documents administratifs et proscrire son utilisation fréquente dans la vie courante, au sein des établissements et services…
- Deuxième conseil : être attentif à l’utilisation du terme dans une dimension formelle ou juridique de la relation de service. L’usager y est celui qui a un droit d’usage de prestations, la prestation (une fourniture de service, en nature ou espèces) étant construite autour d’une obligation de délivrance par l’organisme concerné, l’usager pouvant exiger une réalité (de prestation), son adaptation, sa continuité, et éventuellement une réparation en cas d’erreur. La conséquence de ce positionnement : utiliser le terme « usager », dans des documents, quand sont décrites des prestations ou obligations institutionnelles, ne pas l’utiliser quand il s’agit de décrire des relations.
- Troisième conseil : proscrire l’utilisation du vocable pour parler de questions éthiques. La progression de ces questions est évidente dans les établissements et services, en lien avec les nombreuses incantations des pouvoirs publics : recherche de références, développement de la réflexion, affirmation de bonnes pratiques professionnelles, évaluations, réflexions internes amènent aujourd’hui à voir affirmer un lien important entre 2 thématiques, celle de la bientraitance des usagers et celle de la gouvernance des organisations. Tout d’abord, il n’est pas automatique de pouvoir relier ces 2 dimensions. Mais surtout, dès lors qu’il est question d’éthique, je préfère gommer toute référence au mot « usager » (un terme du droit positif), pour utiliser uniquement le mot de « personne accompagnée ». Derrière le terme de « personne », j’entends bien sûr « le sujet de droit » (comme pour un usager), mais surtout l’« être humain » avec sa réalité complexe (charnelle, spirituelle, liée à des pulsions internes et contradictoires, légale, enfin dynamique – le potentiel d’apprentissage). Derrière le mot « accompagnée », je pense à tout le partage de vie (de pain pour rester attaché à la racine latine), et au chemin parcouru ensemble.
Sur ce dernier thème : Alain Rey nous invite à relier les deux origines du terme : usum et uti. Y deviendraient alors éthiques les usages utiles essentiellement à l’usager… Tout un programme !
Daniel GACOIN
Merci pour ce billet salutaire !
Ces questions traversent actuellement tout le secteur du médico-social et l'on sent bien la tension entre les 2 approches que vous évoquez. Mais gardons nous d'un quelconque angélisme, les politiques publiques actuelles vont bien plutôt dans le sens de la deuxième approche, et le secteur sanitaire a déjà fait son virage du côté de la relation client/fournisseur...
A nous de garder toujours à l'esprit le questionnement des valeurs dans le secteur de l'accompagnement de la personne. Vos 3 conseils me semblent pouvoir nous aider à cela dans nos institutions en évitant les "glissements sémantiques" qui sont toujours symptômatiques de "glissements politiques".
Cf. sur ce thème le livre intéressant - quoique pas toujours assez pertinent, d'Éric Hazan : "LQR : la propagande du quotidien", Ed. Raisons d'agir, 2006.
F. Darne
Rédigé par : Fabien Darne | 07 juin 2008 à 18:36
A mon tour de vous remercier, Fabien, de ce retour sur mon billet à propos des personnes accompagnées et de l'usage du terme "usager"... après nos échanges directs du mois dernier.
Comme vous j'ai apprécié le livre d'Eric Hazan qui est passé avec bonheur de la chirurgie à l'édition d'art, et à l'écriture. Je conseille à tous la lecture, ou relecture, du livre sur la LQR : l'humour est décapant, même si le contenu vieillit un peu, changement de responsables politiques oblige. A mon avis, une nouvelle version, intégrant les analyses de Jean-Pierre Le Goff (voir mon billet du 14 4 08) sur les évolutions récentes du discours, sera vite nécessaire.
A bientôt Fabien
Daniel Gacoin
Rédigé par : Daniel Gacoin en réponse à Fabien Darne | 08 juin 2008 à 14:54
Juste un petit mot pour vous signaler que le mot usager n'est employé qu'une unique fois dans toute la loi 200-2 dans le titre de la section 2:"Des droits des usagers dusecteur social et médico-social". La vulgarisation du terme s'est opérée dans les nombreux écrits analytiques d'auteurs influant dont vous avez l'honneur de faire partie...
Rédigé par : PERIGNON DENIS | 14 juin 2008 à 18:46