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Deux parutions récentes et conjointes…
Deux textes de Jean-Pierre Le Goff, sociologue dont j’apprécie depuis longtemps les propos, m’ont fortement interpellé depuis un mois :
- La France morcelée, son dernier livre édité chez Flammarion en janvier 2008.
- Un entretien sur l’éthique dans les entreprises, donné en mars 2008 à la revue Études, revue de culture contemporaine des jésuites dont je suis un lecteur régulier.
… d’un auteur aux propos dérangeants
Jean-Pierre Le Goff est un auteur qui questionne fortement …
- Dans son ouvrage le plus important, Le mythe de l'entreprise, Critique de l'idéologie managériale (Ed. La Découverte, 1992), il évoquait de nouvelles formes de domination dans les entreprises : un discours récurent sur l’adaptation nécessaire aux nouvelles formes de marché. Se développerait alors un management, plus insidieux, faisant de chacun un acteur du changement, qui escamoterait les conflits d’intérêts, par appel au sentiment d’une communauté, au discours éthique et aux valeurs communes.
- Dans l’ouvrage suivant, Les illusions du management (Ed. La Découverte, 1996), il présentait de formes nouvelles du management, développant la capacité à « communiquer, coopérer et participer » des salariés (voir mon billet du 14 mai 2006 et les commentaires sur les ouvrages de D. Cohen). Le livre de J-P. Le Goff avait l’intérêt de proposer d’autres approches managériales. Je l’avais beaucoup apprécié, avec notamment un tableau très drôle sur la « novlangue éthico-managériale » (l’expression, pertinente, est de M. Chauvière : voir mon billet du 6 janvier 2008). Je ne résiste pas au plaisir de le reproduire ici : un guide du Parler creux sans peine des consultants et dirigeants (chaque mot d’une colonne peut être combiné avec n’importe quel mot des autres colonnes)…
L’excellence renforce les facteurs institutionnels de la performance
L’intervention mobilise les processus organisationnels du dispositif
L’objectif révèle les paramètres qualitatifs de l’entreprise
Le diagnostic stimule les changements analytiques du groupe
L’expérimentation modifie les concepts caractéristiques du projet
La formation clarifie les savoir-faire motivationnels des bénéficiaires
L’évaluation renouvelle les problèmes pédagogiques de la hiérarchie
La finalité identifie les indicateurs représentatifs des pratiques
L’expression perfectionne les résultats participatifs de la démarche
Le management développe les effets cumulatifs des acteurs
La méthode dynamise les blocages stratégiques de la problématique
Le vécu programme les besoins neurolinguistiques des structures
Le recadrage ponctue les paradoxes systémiques du métacontexte
La France morcelée, un ouvrage à lire absolument….
Dans son dernier livre de J-P. Le Goff reprend 6 articles parus, de 2003 à 2007, dans la revue Le Débat.
> Une introduction part des appels à la rupture du nouveau pouvoir présidentiel. Pour J-P. Le Goff, l’apparente rupture sarkosienne semble se démarquer des 3 grands traits des 2 précédents présidents qu’étaient : la fuite en avant (adaptation urgente à un monde immaîtrisable et chaotique), le pouvoir informe (brouillage des responsabilités et des rôles), la « langue caoutchouc » (discours global avec phrases sonores certes, mais pleines de vacuité). Le nouveau président utiliserait, dit J-P. Le Goff, certes un « franc parler » activiste à thématique « victimaire et justicière », basé sur les sentiments et l’exigence de performances, mais accentuerait pourtant, et finalement sans rupture, la fuite en avant antérieure.
> Le 1er article approfondit ces constats dans une analyse plus globale, élargie dans un 2ème article au contexte européen. 2 autres articles évoquent ensuite les mouvements sociaux de 2003 et 2007, compris comme une mise en avant de demandes opportunistes, sans redéfinition des rapports sociaux.
> Les 2 derniers articles m’ont impressionné : partant du succès de thèses sur la progression du harcèlement moral dans les entreprises (livres de M.F. Hirigoyen), ils font apparaître des discours de victimisation, basés « sur la souffrance individuelle », « sans prendre en compte une analyse économique et sociale, (…) le thème du changement de mentalités permettant de ne pas parler du changement de société ». S’appuyant sur les travaux de C. Dejours, J-P. Le Goff propose de mettre en avant le management nouveau (pression, voire harcèlement) des salariés, « discours managérial et discours médiatique se rejoignant dans une vision unique » (chaos de la société, monde en bouleversement), demandant à chaque individu de devenir « mobile, réactif, flexible, capable de s’adapter en permanence à la modernisation ». Le cadre y devient un dirigeant capable « de motiver, de communiquer », pour rendre les salariés « acteurs du changement », « de leur propre changement », toute limite et tout échec étant réfutés, ou évalués comme incompétence à manager le changement, quand bien même ce dernier est impossible.
… à compléter par les contenus de l’entretien de J-P. Le Goff avec la revue Etudes…
L’entretien avec Études sur l’éthique de l’entreprise prolonge les propos de 1992 : dénonciation du recours à l’éthique par des objets communs (les valeurs) virtuels, valorisant un management faisant fi des situations économiques et sociales réelles. L’entretien fait le point, 15 ans après, dans un contexte sociétal où réapparaît un volontarisme éthique (Société Générale, Chantal Sébire, UIMM, etc…) :
- J-P. Le Goff confirme : « la référence à l’éthique dans les entreprises comme notion globalisante et fourre-tout (…) verse, faute de repères structurants, dans la confusion des genres ».
- Il appuie le propos de P. Ricoeur qui préférait parler « d’intentions éthiques » dans « des institutions justes », mais reste méfiant à l’égard « des intentions, dans des discours généraux et généreux ». Il préfère « considérer les pratiques effectives et leurs effets, que l’on ne maîtrise pas avec de bonnes intentions ».
- L’éthique collective et l’éthique personnelle ne se réfèrent pas, dit-il, « à un ciel de valeurs générales et généreuses, ni à un modèle de bons comportements auxquels il faut se conformer ». L’éthique a sa place, mais ne s’apprend pas par des discours, elle nécessite des imprégnations, une position modeste, une relation effective et le souci de l’autre, sans escamoter la réalité / finalité de l’entreprise.
- Loin de « l’angélisme » ou de la « diabolisation » (une même mystification selon J-P. Le Goff), il indique qu’il convient d’être lucide… « Les usages entrepreneuriaux de l’éthique dénaturent sa signification : mise au service de la performance et de l’image de marque, l’éthique est devenue un outil de management et de communication qu’on manipule à loisir selon la conjoncture et les objectifs du moment ».
- Pour l’auteur, l’éthique implique « une réflexion libre et rigoureuse sur les finalités des activités productives et commerciales », sur les rapports humains dans le travail. Cette réflexion implique de « pouvoir dire non aux élucubrations et à l’instrumentalisation de l’éthique à des fins qui n’ont pas grand-chose à voir avec le souci de l’autre et du bien commun ».
… que j’approuve, et appuie, pour le secteur social et médico-social
Le discours managérial s’est fortement développé dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, bien souvent avec des processus semblables aux entreprises : globalité, recherche de valeurs communes, appui des changements / adaptations aux nouvelles politiques, référence à des projets et à l’éthique. Je ne partage pas tous les propos, notamment les constructions systématiques de J-P. Le Goff, mais je pense indispensable de le lire et le relire. Dans le prolongement de son approche, je propose de soutenir, sans angélisme ni diabolisation, le management comme la progression de l’éthique dans les OSMS, en prêtant d’abord attention aux processus réels plutôt qu’à des formules ou incantations, à la clarté des buts et finalités, à des processus de coopérations centrés sur des responsabilités claires et rigoureuses, à des évaluations basées sur « le sens », non dévoyé, de la relation de service. Merci donc à Jean-Pierre Le Goff de nous y aider…
Daniel GACOIN
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