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Un ouvrage déjà largement commenté…
« La discrimination négative », le nouveau livre de R. Castel édité par la République des idées (Seuil), bénéficie d’une forte couverture médiatique. Je l’ai lu avec avidité, ayant tant apprécié les livres précédents : l’ouvrage majeur, « Les métamorphoses de la question sociale », en 1995, et « L’insécurité sociale », si riche, si dense, en 2003.
… construit à partir d’un paradoxe
R. Castel part de 2 constats. D’un côté le symbole d’intégration et de réussite sociale représenté par l’actuelle ministre de la Justice, Rachida Dati, fille d’immigré, fille d’ouvrier, originaire d’une banlieue de province. De l’autre la réalité de la majorité des personnes qui présentent le profil de la ministre de la Justice, reléguées dans les couches inférieures de la société française, frappées les plus durement par le chômage, l’insécurité de l’emploi, la pauvreté, les conditions d’habitat dégradées, les plus exposées aussi aux attaques xénophobes et racistes.
Il propose de prendre au sérieux, à la lettre, ces constats, « non pour dire qu’il représentent la situation objective des minorités ethniques en France », mais pour montrer « qu’ils expriment la relation contradictoire que la société française entretient avec la question ethnique ». Ce qui fait problème, dit-il, ce n’est pas le constat de la réalité, non exceptionnelle, des parcours comme celui de Madame Dati. C’est plutôt que les populations issues de l’immigration, même de nationalité française, ne sont pas traitées à l’égal des autres. La différence fonctionne comme un stigmate. C’est en ce sens que l’auteur parle de « discrimination négative ». Contrairement à « l’affirmative action » (la discrimination positive visant à faire plus pour ceux qui ont moins), la discrimination négative fait d’une différence un déficit marquant son porteur d’une tare indélébile.
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Reconstruire de la question des banlieues…
Battant en brèche l’image des banlieues à feu et à sang véhiculée dans les médias, il traduit les évènements de l’automne 2005 comme l’expression « d’une révolte du désespoir ». L’histoire de la construction des banlieues en espaces de relégation, de la « cité radieuse » des années 50 jusqu’à leur réalité actuelle, faite d’ethnicisation et de paupérisation, aide à lire la mixité sociale d’aujourd’hui essentiellement comme un mixage de populations accumulant les handicaps (ressources économiques, rapport au travail, capacité à assurer leur indépendance sociale).
… pour établir les premiers constats
Castel refuse les interprétations habituelles sur la situation des jeunes des banlieues :
- Il n’y a pas encore de ghettos dans les quartiers étiquetés « zones urbaines sensibles » (4,5 millions d’habitants). La réalité homogène des ghettos américains n’est pas en place ici : traitement social continu depuis presque 30 ans, mesures de discrimination positive (ZEP, politique de la ville), etc…. On ne peut penser la banlieue comme si elle était « un no man’s land social laissé à l’abandon ». Les mécanismes qui produisent la relégation sont plus complexes que ceux d’une séparation spatiale et raciale entre des univers sociaux hermétiques.
- Il n’y a pas encore d’exclus : pas encore une coupure en France entre deux catégories de la population, générant des exclus retranchés du jeu social. Les jeunes concernés bénéficient des attributs de la citoyenneté sociale.
La problématique qu’affrontent ces jeunes, dit-il, n’est pas d’être en dehors de la société (espace, statut). Pour autant, ils ne sont pas dedans : aucune place reconnue et, pour beaucoup, peu de perspective de pouvoir s’en ménager une. Ni dehors, ni dedans donc…
… générés par la gestion différentielle des minorités ethniques
Le déficit de citoyenneté dont pâtissent ces jeunes est visible à travers le traitement, expérimenté au quotidien, de leur différence dans des secteurs clés de la vie sociale :
- Une discrimination policière et judiciaire : mode d’interpellations des forces de police, interventions policières sous forme d’irruptions du dehors pour réprimer les turbulences locales, peines de prison ferme et de longue durée appliqués dans 25 % des cas à des prévenus de type « nord-africains », etc…
- Des discriminations dans le rapport à l’emploi : plus faible chance à l’embauche et situation récurrente de « travailleur sans travail »,
- Un blocage scolaire : école incapable d’assurer la parité des groupes sociaux, décevant ceux-là mêmes qui croient en elle sans avoir les moyens de jouer le jeu qu’elle impose,
- Une assimilation de l’appartenance ethno-raciale à l’islamisme, avec toutes les qualifications négatives que ce terme a prises (marée islamique, guerre contre notre type de civilisation, etc…). Même si l’intégrisme est en progression, cette assimilation est loin d’être en phase avec la réalité de la pratique religieuse intégrée de 4 millions de musulmans.
… aboutissant à une situation nouvelle : de la marge au centre
Les événements de 2005 ont révélé la progression, dans le corps social, du supposé lien entre ces populations et l’accroissement de l’insécurité sociale (dégradation ou crainte d’une dégradation des conditions d’existence) et civile (nombre des atteintes à l’intégrité des biens et des personnes). Elle est le signe d’une cristallisation autour d’une idée de retour de classes dangereuses. Les jeunes des banlieues, d’origine étrangère, ont ainsi en commun « de se voir imputer une responsabilité trop lourde pour leurs épaules lorsque l’on focalise sur eux l’essentiel d’une question qui les dépasse et dont ils sont davantage les victimes que les agents ». Cette stigmatisation a une fonction, indique Castel : « construire une conception de l’insécurité et de la lutte contre l’insécurité qui met au premier plan ces jeunes en tant que responsables principaux de la progression du sentiment d’insécurité, d’où les discours, et les pratiques, pour imposer une tolérance zéro et partir à la reconquête des zones de non-droit livrées à l’insécurité… ».
Le propos est net, malgré les nuances, pour refuser toute facilité de pensée (supposés ghettos ou exclusion définitive), mais pour confirmer la dynamique de séparation qui se creuse. Par la progression des facteurs de crise économique et sociale, avec le caractère illusoire d’un retour dans le pays d’origine, par des facteurs extérieurs (guerre du Golfe, terrorisme) induisant une appartenance distanciée des jeunes au monde « arabo-musulman », avec une progression de regards à connotation raciste ou raciale, les jeunes deviennent des « indigènes de la République ». « Exclus de l’intérieur » malgré une qualité de citoyen français, leur marque d’appartenance ethnique génère une progression des regards les situant comme possibles réfractaires à une intégration complète dans la société française.
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Les perspectives ouvertes
Pour Castel, les propositions politiques sont aussi importantes que les constats.
- Refuser toute levée d’une rhétorique républicaine au service du « bloc défensif des privilégiés de la République » (l’expression est de François Dubet). Toute ouverture à une pratique communautaire y est traduite comme un laxisme face à une « France tribale se faisant entendre contre la France républicaine » (l’expression est d’Alain Finkielkraut), tout signe de lien avec une communauté est assimilé à l’acceptation de la volonté de groupes organisés et autonomes contrevenant aux lois de la République.
- Accepter l’idée d’une France pluriethnique et pluriculturelle : elle le sera de plus en plus et il convient d’arrêter de se faire peur.
- Identifier et combattre la réalité des discriminations : des processus répressifs certes, mais aussi la valorisation des expériences et histoires communes.
- Développemer des politiques de discrimination positive, non par la différenciation des minorités, mais par le territorialisation accrue des approches avec traitement à parité de toutes les populations défavorisées.
Si l’ouvrage de Castel reste insuffisamment construit en propositions, s’il est moins lourd que les précédents livres en conception globale, s’il présente parfois des amalgames (population de jeunes des banlieues issus de l’immigration présentée comme presque homogène, centration sur la seule population des jeunes, etc…), j’ai trouvé bien salutaire son approche. Je médite encore la conclusion, nécessaire pour tout acteur du travail social : « la citoyenneté s’est certes imposée en Europe et en France, mais dans le cadre d’une « modernité libérale restreinte » ou la périphérie aspire des individus et des groupes dont la citoyenneté se dégrade. » « En France, la périphérie (la banlieue) présente un condensé de la question sociale et de la question raciale. » « Plutôt qu’un ghetto, ajoute Castel, la banlieue est un chantier dans lequel nous avons beaucoup à faire, mais également beaucoup à apprendre ». C’est particulièrement le cas pour les organisations sociales et médico-sociales.
Daniel GACOIN
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