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Une revue toujours riche …
À l’heure où s’ouvre le Site Web du cabinet que je dirige (www.proethique.fr) *, je n’ai pas manqué d’être sensible au dernier numéro de la Revue Sciences Humaines, dont je présente parfois ici certains dossiers. En octobre, elle propose des articles bien riches, je pense notamment à un article sur l’opinion manipulée, annonçant la Xème édition des Rendez-vous de l’histoire à Blois sur le thème de l’opinion. Je pense aussi à plusieurs textes sur le rugby dans les sciences humaines (à lire absolument en cette période), également un dossier sur la valeur de l’école en France, avec notamment des comparaisons utiles avec d’autres pays.
… qui propose un dossier sur la pensée Internet
J’ai surtout étudié le dossier sur le changement dans les comportements et modes de pensée depuis la naissance, puis l’expansion foudroyante, de la civilisation numérique favorisée par la « révolution Internet ». Pour une fois, il est moins question de constats (description des outils et de leur expansion, l’ambition/illusion d’un village planétaire), que de réflexions sur les transformations cognitives et sociales favorisées par l’outil.
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Une première question à dimension culturelle
Média à multiples composantes et entrées, Internet génère une « troisième culture » dont les conséquences dans le rapport au savoir sont rappelées :
- Le caractère très hétérogène des espaces ouverts par Internet entraîne tout à la fois une ouverture dans l’accès au savoir (stimulation dans l’ouverture des recherches ou dans les intérêts pour le monde), et simultanément une progression de l’amateurisme culturel, voire une projection dans des sous-cultures,
- La perspective (loin d’être effective) d’une plateforme idéale pour des programmes de recherche internationale construite sur des bases de données transférables, même s’il reste encore de beaux jours à l’édition scientifique papier, favorise des connexions multiples entre réseaux de savoirs, rendues possibles et amplifiées par Internet,
- La possibilité de modifier les méthodes d’enseignement (on est encore loin du compte) est immense : e-learning, tutorat, programme individualisé, interactivité,
- Des bases documentaires exponentielles arrivent maintenant à la portée de tous, avec les avantages (diversité, simplicité d’accès, rapidité) et les inconvénients (distance à l’égard d’une pensée rationnelle, contenus pas toujours fiables).
… avant une interrogation sur les changements cognitifs
Les changements cognitifs relevés sont liés aux sollicitations de chaque personne par plusieurs sources perceptives (image, son, lecture…) et à la construction d’une pensée synthétique couplée avec le modèle de l’hypertexte (la possibilité de passer d’un réseau de contenus à un autre, par des liens). Ce mode cognitif décuple les compétences et savoirs, alors même que les études récentes de neuropsychologie indiquent que la construction des apprentissages supposerait de passer par un processus d’inhibition : abandonner certaines compétences et savoirs pour en acquérir d’autres. La surcharge, plutôt que le choix d’abandonner du savoir, peut créer des stress et brouillages, au lieu de constructions élaborées. Une autre réalité cognitive d’Internet, la dématérialisation du savoir, une dimension que les amoureux des livres comme moi peuvent comprendre : la disparition du savoir en objet (le livre par exemple) ou les dématérialisations en cascade (le virtuel) ébranlent l’expression symbolique ancienne du savoir par « l’avoir » (perte des supports). Et à terme peut transformer la conception de « l’être », l’identité marquée par la « présence ». Les multiples conséquences sont loin d’être anticipées. Je note les interrogations et avancées soulevées par le dossier :
- L’image de activité neuronale d'un cerveau (ordinateur, moteur de recherche, réseau…) sorti de toute enveloppe corporelle accentue l’idée de la perte de réalité,
- Les anciens concepts de distance, dans l’espace et le temps, perdent toute consistance, se dissolvent au profit de l’instantanéité (tout, tout de suite) et de l’ubiquité (on peut être ici et ailleurs),
- La construction de lieux métaphoriques (les réseaux) se substitue à celle de lieux physiques,
- La mise en place de mémoires externes évite pour chacun le passage par la mémorisation/appropriation des contenus du savoir (il est stocké et accessible certes, pas forcément pensé et intégré),
- L’information brute est sortie de son domaine, des concepts de référence,
- Pour certains internautes, il existe un risque d’entrée dans une pathologie de l’intelligence, celle des hikikomori (du japonais « emmuré ») : ils s’engouffrent dans des labyrinthes du savoir, et se retrouvent seuls, absorbé par un trou noir cognitif, dévorant leur temps et intelligence,
- L’information devient disponible et accessible, ouvrant la porte à la curiosité et à l’acceptation de la nouveauté,
- La dimension humaine et interactive des communautés devient, sur Internet, une réalité sensible, matérialisée, inscrite dans l’abord des connaissances et des expériences du savoir,
- La stimulation de la structure cognitive nécessaire à une recherche est importante (identifier les dimensions avant de s’orienter), les internautes ne pouvant être uniquement des surfeurs sans repères,
- La nouvelle construction du savoir est construite sur la sortie de la linéarité pour la complexité et l’articulation de structures (des curriculums d’apprentissage en miroir de l’organisation cognitive).
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Les questions posées au monde du social
Le dossier présente des contenus complémentaires. Par exemple, le rêve encyclopédique de Wikipédia (bibliothèque interactive avec accès à une connaissance élaborée en commun) et ses réalités : savoir peu probant sur les contenus grand public et très fiable sur les domaines les plus pointus, savoir prévu comme neutre mais objet parfois de guerres d’édition (cela a été le cas à travers une bataille d’influence pour la page « George W. Bush »). Est présenté également le phénomène des blogs : partage et conversations, interactivité et recrutement de pairs, dimension active de l’expression, nouvelle forme de démocratie et d’expression sociale. Enfin, sont posées les perspectives du Web 2.0 (terme qui était d’abord un slogan), désignant la possible construction partagée de contenus, offerte par certains sites, quelques-uns avec des dimensions immenses (Youtube, Wikipédia, Dailymotion, etc…).
Le dossier ne l’aborde pas, mais il me semble utile de relier l’usage d’Internet à l’univers du social :
- L’accès à Internet offre des possibilités immenses à chacun : un support pour le lien, comme dans la vie réelle, avec des concepts et des champs de savoir, avec d’autres personnes, ou des communautés ou des réseaux d’appartenance... Et comme dans la vie réelle, il comporte aussi la possibilité de constructions perverties ou douloureuses du lien social, voire être source de perte de repères ou d’identité.
- Internet représente un support, nouveau, pour des personnes n’étant plus reliées à l’objet même de la vie avec d’autres, l’interaction et la transmission. L’outil comporte ainsi des possibilités nouvelles, et même immenses, pour des personnes ayant des compétences d’expression limitées, ou des difficultés relationnelles, mais comporte des risques (perte de soi, absence de relation, perte de lien au réel). Je souhaite qu’Internet puisse être plus souvent utilisé, au profit des usagers, dans les établissements sociaux et médico-sociaux (accès aux connaissances, construction de supports d’expression au sein de communautés d’appartenance).
- Internet est un support de « cyberdépendances », formes nouvelles d’addictions. Des recherches et de nouvelles formes de prévention sont en cours de construction, il me semble intéressant de travailler également les modes d’intervention auprès des personnes addictives par ce nouveau « produit ».
- Internet, c’est la possibilité de reconstruire des réseaux de connaissance et d’opinion, de recherche : à travers les blogs, ou des banques données ou des moteurs de recherches spécifiques, il serait utile d’avancer dans des formes renouvelées d’échange de savoirs et de promouvoir une pensée collective et plurielle. Cela me semble une urgence pour le secteur social ou médico-social que j’accompagne depuis longtemps.
Daniel GACOIN
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