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Un ouvrage paru en France il y a 3 mois…
Mon coup de cœur de l’été concerne un livre intitulé « American dream » avec pour sous titre « trois femmes, dix enfants et la fin de l’aide sociale aux Etats-Unis », écrit par un journaliste du New York Times, Jason De Parle (éditions du Panama). L’ouvrage mérite le détour : rappel historique, description de la misère et des modes de fonctionnement des systèmes sociaux ou de leurs bénéficiaires aux USA, traduction pleine de charme permettant de retrouver les expressions et l’humour nord-américains.
… avec sa narration d’un processus
Il présente la politique initiée par Bill Clinton en matière d’aide sociale, présentée de manière floue lors de sa première compagne électorale en 1992, rapidement en buttes à l’opposition des républicains, puis à leur implication dans une réforme détournée. Tous les ingrédients d’un mauvais feuilleton politique sont décrits : flou d’un projet initial, pressions des lobbies, manœuvres parlementaires, entreprises privées d’action sociale, travailleurs sociaux ineptes, contre effets pervers des réformes, impuissance publique.
… et une philosophie
L’ouvrage décrit, en contrepoint, les effets des évolutions auprès des bénéficiaires, une illustration précise, grave, parfois absurde, à partir des visions des politiques : « les sénateurs discutaient de l’aide sociale, écrit l’auteur, comme le font les gens dans les dîners, en employant des termes si idéologiques qu’ils en devenaient presque religieux. (…). Par moment, il semblait que l’idée même de l’Amérique fût dans la balance ». Il ajoute ce propos d’un expert de l’aide sociale : « Les idées sont intéressantes, les gens ennuyeux ». Pour Jason De Palma à l’inverse : « certes les idées sont intéressantes, mais je suis parti d’une idée plus ambitieuse : l’existence des démunis qui vivent de l’aide sociale est plus intéressante que ne le croient les deux camps ». D’où l’intérêt de sa description, attentive aux personnes, de la vie de trois femmes pendant la réforme.
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L’exposé d’un processus historico-politique …
L’histoire se situe en amont et en aval de 1995 :
- L’aide sociale s’appelait, en 1935, à l’époque de sa création dans le cadre du Social Security Act destiné à lutter contre les effets de la Grande Dépression, « Aid to Dependent Chidren » (ADC), l’aide aux enfants à charge. Devenue en 1962 l’AFDC, l’aide aux familles avec enfants à charge, elle était destinée aux femmes seules avec enfants, afin de leur permettre d’élever ces derniers sans avoir à s’absenter pour gagner un revenu. Le fonds fédéral est au départ utilisé à 96 % par des femmes blanches, tout étant fait pour que les femmes noires, travaillant dans les plantations du Sud, soient découragées dans leur recherche pour en bénéficier. A la fin des années 1960, la situation sera inversée, avec une explosion des demandes (11 millions de personnes en 1973, soit un enfant sur 9, touchent l’aide sociale) et un bénéfice majeur pour les foyers monoparentaux des communautés noires ou hispaniques.
- Les années 1980 amènent des politiques complémentaires : soutien, au-delà de l’aide sociale, de l’accès à l’emploi avec formation ou exigence de recherche. Mais les programmes restent peu fiables, voire laxistes, favorisent une image infâmante des personnes bénéficiant de l’aide sociale. Parallèlement les thèses visant les manques du système progressent (l’aide sociale favoriserait l’oisiveté, les pauvres vivraient dans une culture du « j’ai droit à… », etc…).
- En 1992, Bill Clinton voulut faire « des allocataires des actifs sortis de l’assistanat », idée traduite par un de ses conseillers dans un slogan « mettre fin à l’aide sociale telle que nous la connaissons » qui contribua à son élection. Il s’engagea d’abord dans la nouvelle politique extérieure et les projets complémentaires Medicaid (assurance maladie pour les bénéficiaires de l’aide sociale) et Medicare (assurance maladie couvrant les dépenses minimales de santé pour les bénéficiaires du système Social Security : les personnes avec un salaire mensuel minimum de 850 dollars et ayant cotisé pendant au moins 10 ans). Dans sa biographie (« Ma vie », Bill Clinton, Odile Jacob, 2004), j’ai vérifié qu’il ne consacre, sur les 520 pages concernant sa présidence, que 3 pages à la question de l’aide sociale, abordée au départ avec une idée simple : l’aide sociale devrait être limitée à 2 années d’allocations par bénéficiaire, assortie ensuite d’une obligation de travail, fût-ce un emploi public.
- Cette idée, éventuellement élargie à une couverture maladie, une aide à la formation et une assurance sociale pour les enfants, est confiée en 1992-1993 à un groupe de travail. « Pendant un bref moment d’anthologie, ce fut le paradis pour les experts de la misère », indique l’auteur évoquant leurs débats et hésitations entre 3 solutions : « commencer petit, investir beaucoup d’argent, truffer les règles d’exceptions ».
- Interviennent dans les années 1994-1995 les républicains et un chef de file, Newt Gingrich, artisan du raz-de-marée conservateur aux élections de 1994. Le même appelle aujourd’hui les conservateurs américains à s’inspirer de l’exemple de la France en 2007 avec une stratégie électorale payante : « voter pour le changement en votant pour le parti au pouvoir ». A l’époque, les conservateurs prennent au mot le président et s’impliquent dans la réforme en imposant une limite dans le temps à tout bénéfice de l’aide sociale, des dotations plafonnées dans les dépenses des Etats, une obligation de formation et de recherche d’emploi pour les bénéficiaires. Au passage, ils se livrent à une manipulation intellectuelle en transformant le concept de compassion : « libérer les pauvres » en supprimant le « bénéfice automatique de l’aide sociale », en favorisant l’accès à un travail libérateur, donnant du pouvoir, des responsabilités, du lien social.
- Le projet est adopté en 1995, avec un financement considérable sur plusieurs années : « une bonne loi dans un emballage merdique », dira Clinton.
- Pendant les années 1995-1999, l’effet sera rapide : une baisse considérable des allocataires, notamment parce qu'une grande partie des allocataires s'exclue d'elle-même du système, devenu dissuasif, un tiers des familles aura « même » disparu (ni dans les statistiques de l’emploi, ni dans celle de l’aide sociale, sans que l'on sache comment les gens arrivent à vivre). La réalisation est confiée à des agences privées gérant l’accompagnement social et vers l’emploi et la délivrance d’allocations, les sommes distribuées ou engagées dans des plans étant considérables.
- A la fin des années 1990, les bilans effectués sont problématiques : les agences privées (parfois cotées en bourse) avec des résultats médiocres sur le plan des accès à l’emploi et/ou impliquées dans des détournements, des travailleurs sociaux en faible nombre, incompétents dans leur fonction de Financial and Employment Planner (FEP, gestionnaire financier et professionnel !),
- Enfin depuis 2002, la situation se dégrade. L’aide sociale (allocations, couplées avec les financements pour la garde d’enfants, les tickets d’alimentation, et l’accompagnement au retour à l’emploi) est confrontée successivement à une baisse des montants d’allocations, à un financement strictement limité des plans sociaux (Moving to Opportunity pour la santé, New Hope pour le soutien scolaire, Personal Responsability Act pour l’engagement dans un processus d’accès à l’emploi, etc…) et à une faiblesse de tout soutien public. L'érosion du système de l'aide sociale ne s'accompagne pas d'une progression massive de la misère, mais pas non plus d'une accession de la majorité des bénéficiaires à un statut, valorisant, d'actif.
… et la description de sa réalité dans la vie des gens réalités
Le contrepoint, c’est l’histoire jusqu’en 2004 de trois femmes, descendantes d’un même ancêtre, esclave noir. Angie, Jewell et Opal ont 20 ans au début des années 1990, sont déjà mères célibataires, avec des histoires conjugales complexes et vivent entièrement de l’aide sociale, ayant même déménagé de Chicago (Illinois) à Milwaukee (Wilconsin), 250 kms à l’est, pour bénéficier de meilleures allocations et de loyers plus faibles. Les aléas de la vie de ces trois femmes, et de leurs dix enfants, ayant partagé pendant un temps la même maison, seront éloquents. Angie et Jewell, comme de nombreux autres allocataires, se sont paradoxalement mises au travail en refusant les exigences nouvelles : « Ils m’ont donné beaucoup de "faudrait-que", "faudrait-que". J’ai dit "allez vous faire foutre", et je me suis dégotté un boulot », dit ainsi l'une d'elles. Angie agira avec volontarisme et fierté de sa vie professionnelle, pourtant heurtée, ses revenus progresseront de 15 %, juste au-dessus du seuil de pauvreté, mais de manière trop limitée pour un réel changement de vie. Surtout, elle ne pourra faire face à l’éducation de ses enfants, rapidement livrés à eux-mêmes, à l’absentéisme scolaire, à la violence et à la débrouille, y compris aux trafics. Jewell assumera elle aussi une vie professionnelle heurtée, mais sans s’investir, verra ses revenus progresser, et même d’une manière légèrement supérieure à Angie, sans évolution massive pourtant, sera plus présente auprès de ses enfants et reconstruira une vie familiale avec un de ses amants, sortant de prison. Pourtant, ces 2 femmes resteront dans une situation à la limite de la marginalité et de la misère, dans la précarité. Opal enfin, va pendant ses 15 années poursuivre une vie de toxicomane, trichant, usant les allocations et les travailleurs sociaux, utilisant les failles du système et la faiblesse de ses amis sans évolution massive. Ses enfants seront confiées à sa mère, ou à un orphelinat.
Emerge de cette narration l’idée que la vie des personnes ayant vécu, subi, une réforme aussi importante n’était connue d’aucun de ses responsables ou experts. Ni avant, ni pendant, ni après… La réalité des institutions sociales, de la vie des gens, pourvu qu’on s’y intéresse, est pourtant une vraie source d’inspiration pour toute construction politique. Alors que la France adopte ou se prépare à adopter des lois structurelles sur le travail, la récidive des délinquants, la solidarité active, la vie sociale… il m’a semblé utile de repenser cette idée fondamentale avec ce détour si instructif par les USA.
Daniel GACOIN
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