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Un regard d’une autre époque …
En ce jour d’élection et pour nous détendre pendant les quelques heures où nous nous ne connaissons pas le résultat, je ne résiste pas au plaisir d’un contenu un peu décalé en vous présentant un ouvrage original, un petit pamphlet, réédité début 2007, avec le titre : « L’art du mensonge politique ». Ce livre ironique est un petit bijou proposé par un éditeur grenoblois : Jérôme Millon. Il a été écrit en 1733 et serait attribué à Jonathan Swift. Ce dernier, ancien pasteur, pamphlétaire, est connu essentiellement pour Les voyages de Gulliver. Il a pourtant publié de nombreux autres textes, critiques mais toujours drôles, sur la question sociale.
Son ouvrage le plus féroce date de 1729 et portait le titre de : Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays pour les rendre utiles au public (Edition Mille et une nuits, 2006). Swift y pousse l’absurdité des propositions des hommes politiques de l’époque jusqu’à suggérer d’amplifier leur approche : notamment en réinsérant les pauvres dans le cycle économique, par leur vente pour être mangés avant l’âge d’un an. Il note ainsi à propos de la « viande de bébé » : « J'admets qu'il s'agit d'un comestible assez cher, et c'est pourquoi je le destine aux propriétaires terriens : ayant sucé la moelle des pères, ils semblent les plus qualifiés pour manger la chair des fils ». Avec la même ironie du désespoir, il présente un projet de distribution d'insignes distinctifs aux mendiants pour « rationaliser » la mendicité. Et j’aime la phrase désespérée : « Je demandais à un homme pauvre comment il vivait ; il me répondit : "comme un savon, toujours en diminuant" ».
… avec tout d’abord un hommage à un éditeur rare en sciences humaines
Jérôme Millon, éditeur depuis 1985, mérite d’être salué pour la qualité de sa collection : 300 titres au catalogue, dans les domaines de la philosophie, de l’histoire, de la spiritualité. Il a la particularité de rééditer des ouvrages anciens en liant une couverture esthétique (très belles reproductions de tableaux) et un accès facilité à des textes rares, originaux. On peut évidemment lui commander ses livres en se connectant au site www.millon.com. Je recommande en particulier deux ouvrages que j’avais adoré :
- L’art de se taire, écrit en 1771 par l’Abbé Dinouart, également un petit bijou (Ed. Jérôme Millon, 1987), évoquant une façon paradoxale de parler par l’utilisation de multiples formes de silence et le corps, et revenant sur l’injonction contemporaine à devoir s’exprimer dans une théâtralisation de la parole et de l’écriture. J’ai utilisé son contenu dans mon premier livre sur la communication.
- Gilles de Rais, maréchal de France, dit Barbe-Bleue, un livre issu d'une thèse soutenue en 1885 par un autre ecclésiastique, l’Abbé Brossard. C’est LE livre majeur sur le seigneur de Tiffauges, ce monstre que fut Barbe-Bleue. L'édition de J. Millon est de 1992.
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Une définition paradoxale du mensonge ...
Pour revenir à notre ouvrage, il se présente en trois parties :
- Une introduction de Jean-Jacques Courtine (l’auteur d’une Histoire du corps en 2 volumes qui a fait beaucoup de bruit en 2005),
- Le texte principal, signé J. Swift, avec la forme d’une présentation critique d’un livre en 2 volumes, au titre de traité sur l’Art du mensonge politique,
- Un texte annexe de J. Swift, sous forme d’article daté de 1710, reprend un court essai sur l’art du mensonge politique, publié dans le journal The Examiner.
On l’aura compris, ce texte était une farce. Il présentait, sous la forme d’un article, un autre ouvrage que chacun pouvait acquérir par souscription : il recevrait dans la foulée, était-il promis (enfin à une date prochaine, s’il y avait suffisamment de souscriptions), le 1er volume, et ensuite le 2ème volume dès qu’il aurait été écrit. D’emblée, on comprend que l’auteur mentait effrontément. On le comprend d’autant plus quand on sait (merci l’introduction) que ce texte attribué à J. Swift a en fait été écrit par un certain John Arbuthnoth, son contemporain. Au-delà de la présentation ludique (un texte supercherie présentant un livre sur l’art du mensonge), j’ai évidemment aimé la construction et la définition de l’art du mensonge politique : « l’art de convaincre le peuple », de lui « faire accroire des faussetés salutaires », et « cela pour quelque bonne fin ».
… décliné ensuite en 11 contenus
Cette présentation d’un ouvrage à acheter (« un excellent traité qui pourrait à juste titre avoir place dans l’Encyclopédie », était-il précisé) détaillait les 11 chapitres du supposé (et évidemment inexistant) premier volume :
- Un 1er chapitre raisonnerait en philosophie sur la nature de l’âme : l'âme serait un « platocylindre » avec une partie plane faite par Dieu, et une autre plus grande faite par le Démon, cylindrique et large, rassemblant une quantité de rayons visuels. L’art et le succès du mensonge politique dépendraient ainsi du côté cylindrique de l’âme.
- Le 2ème chapitre serait censé reprendre la définition de l’art du mensonge politique, « dans une bonne fin » au bénéfice du peuple. Il classifierait le bon justifiant le mensonge auprès du peuple en 3 catégories : le « bonum utile », le « bonum dulce » (agréable), le « bonum honnestum » (honnête).
- Le 3ème chapitre traiterait de l’équité du mensonge politique, sa justification morale en fonction des droits des hommes à la vérité : le peuple en particulier aurait droit à la vérité économique, mais pas à la vérité politique ou gouvernementale.
- Le 4ème chapitre serait centré sur la question de savoir si le gouvernement « a seul le droit de frapper à son coin les mensonges politiques ». Heureusement, l’auteur plaide pour l’extension du droit aux mensonges politiques à tous les honnêtes hommes.
- Le 5ème chapitre classerait les mensonges : de calomnie (ou diffamatoire), d’addition (augmenter sa réputation), de translation (transfert du mérite d’une action). Le but affiché serait d’exhorter les « honnêtes praticiens » à « s’exercer dans ce grand art du mensonge de translation ». La liste des exemples est originale et riche, ouvrant à une grande variation des pratiques.
- Le 6ème chapitre traiterait du merveilleux, ce qui dépasse la vraisemblance soit par épouvante, soit par flatterie, le top des mensonges consistant à ne pas excéder un degré ordinaire de vraisemblance, d’être variés (ne pas insister sur un seul mensonge), d’être reliés à une réalisation lointaine, etc…
- Un 7ème chapitre serait censé examiner dans les 2 parties influentes en Irlande à l’époque (les whigs et les tories) laquelle serait la plus habile dans l’Art du mensonge politique : les compliments y sont bien sûr très partagés.
- Un 8ème chapitre comprendrait un projet de réunion en un seul corps de plusieurs petites sociétés de menteurs, avec des membres conformes à un minimum d’exigence, et quelques penseurs inspirant les orientations et débats (« des génies de grande espérance »). A noter, dans ce chapitre, il serait question d’avertir les chefs de partis politiques de l’imprudence de trop croire à leurs propres mensonges.
- Un 9ème chapitre traiterait de la célérité nécessaire des mensonges (plus ils sont rapides, plus ils circulent) et de leur durée (à adapter aux desseins du mensonge).
- Le 10ème chapitre aborderait les caractéristiques des mensonges (leur adaptation nécessaire au contexte) : par exemple, les mensonges des « plus grands » se reconnaissent à une certaine manière (« ils vous mettent la main sur l’épaule, vous embrassent, vous serrent, vous sourient, se plient en vous saluant », autant de « marques qui indiquent qu’ils vous trompent et qu’ils vous en imposent »).
- Le 11ème chapitre serait censé répondre à la question du combat contre le mensonge. Par une vérité ou un autre mensonge ? La réponse est immédiate : l’efficacité du combat contre un mensonge revient exclusivement à un autre mensonge.
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... avec bien sûr la note d’espoir
Le propos de ce pamphlet est important (aussi fort, mais plus drôle, que Le Prince de Machiavel). Tout le monde aura compris qu’il date d’une autre époque : l’auteur indiquait d’ailleurs (en 1733) que le peuple ne tarderait pas à intervenir… alors, disait-il, « la vérité finira par triompher (bien que très tardivement) ».
Ceci doit définitivement nous rassurer, tout lien entre ces contenus et la situation actuelle serait évidemment infondé… en bref, ne serait que pur mensonge !!
Daniel GACOIN
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