.
Un phénomène en progression
Le mot est à la mode : la tendance à la « judiciarisation » des rapports sociaux est en forte progression, indique-t-on partout pour le déplorer. Comme beaucoup de termes utilisés, son contenu ne signifie pas la même chose pour tous… On désignera ici une plus grande sévérité dans le traitement de la déviance sociale en dénonçant l’approche libéralo-sécuritaire, chaque jour plus prégnante. On pensera là au recours plus fréquent à la justice pour traiter les questions sociales en déplorant l’envahissement des tribunaux pour gérer la misère sociale, qui n’est pourtant pas de leur ressort. On évoquera ailleurs la mise en cause plus fréquente des responsables d’équipements éducatifs et sociaux devant tout manquement à des devoirs contractuels, faisant ainsi progresser les risques des interventions.
Le mot « judiciarisation » est un néologisme, il fait nouveau, il a l’allure d’un concept, mais fait essentiellement référence à l’appel à la justice, naturel en soi, pour résoudre des différends sociaux ou institutionnels. Il signale a priori une faillite : l’impossibilité de trouver d’autres modes de règlement… disons amiables, ce qui au fond correspond à l’utilité même de la justice. Son utilisation plus répandue aujourd’hui semble indiquer néanmoins une situation qui va au-delà de cette seule faillite : l’envahissement d’une codification juridique, l’envahissement de la vie sociale par les repères du monde judiciaire, l’usage a priori du recours à la justice même quand des possibilités de médiation existent autrement.
… et ses deux dimensions
L’action sociale et médico-sociale est un secteur d’activité, où ce terme de « judiciarisation » circule abondamment.
- La première dimension, c’est l’appel plus fréquent à la décision judiciaire pour des interventions sociales. On va par exemple trouver l’idée d’une décision judiciaire, de contrainte, plus fréquente en protection de l’enfance que la décision administrative d’aide et de soutien aux familles. Cette appréciation est à pondérer dans les chiffres : la bureaucratisation éventuelle des signalements, l’augmentation de ces derniers ou des décisions judicaires n’entraînent pas en miroir une diminution de la prévention ou des interventions sociales hors justice. La prédominance de la tendance à la répression (contre les mineurs délinquants, les récidivistes, les malades mentaux ayant une tendance à l’explosivité, contre les déviants de toute nature…) est lue parfois comme une évidence : cette lecture univoque interroge quand la dénonciation de toute répression véhicule un refus conjoint de toute construction préventive.
- La deuxième dimension, c’est la progression des moyens d’appel, par les usagers des institutions sociales, à la justice pour obtenir gain de cause, éventuellement pour imposer leur vue / leur dû à ces mêmes institutions. L’individualisation, le projet, les droits, le contrat deviennent des pratiques obligatoires qui, en se généralisant laisseraient à nu les institutions face à des usagers mauvais coucheurs, utilisateurs / manipulateurs des moyens mis à leur disposition.
… et des dérives identifiées comme extérieures
Cette deuxième dimension, se téléscopant avec la première, vient heurter des acteurs et organismes habitués à imposer leurs vues, parfois même avec des discours inverses. On était en effet particulièrement « molletiste » dans le social : parler fort du « sujet » et de sa nécessaire « désaliénation », pratiquer l’inverse à obligeant les usagers à s’adapter d’abord aux conditions des institutions.
Mais surtout, le pendant de la lecture d’une judiciarisation, c’est la dénonciation d’une tendance extérieure : l’usage consumériste (défense systématique des intérêts « d’usagers/clients ») de l’action sociale, l’usage plus fréquent des tribunaux pour régler les différends humains… Et derrière, se profile l’idée d’une société qui s’américanise, comble de l’horreur évidemment.
La caricature tient souvent lieu de viatique pour justifier une attitude trop fréquente, notamment dans le secteur social et médico-social : n’être responsable de rien, être victime de tout.
.
Une réalité plus simple…
C’est pourquoi, il me semble juste de rappeler la réalité :
- La judiciarisation est dangereuse, elle est parfois utile, précisément quand il n’existe pas d’autres manières de régler les différends,
- Elle indique donc qu’il existe d’autres voies : la prise en compte de la parole, la médiation, l’acceptation des rapports tendus par des intérêts contradictoires, l’exploration des intérêts partagés. Le terreau de la judiciarisation est autant l’évolution sociétale que les manques encore réels d’expression dialectique dans les structures sociales.
- Cette judiciarisation n’est pas à confondre avec une codification de l’action sociale : encore une fois, la progression vers des process, procédures, évaluations diverses est à lire comme un outil d’évolution partagée, non comme une application nécessairement conforme de codes uniques, sans temps de discernement.
- La progression de l’usage des voies de recours, souvent dénoncée comme la marque de la judiciarisation n’est pas à confondre avec cette dernière, elle indique plutôt son contraire.
… et le rappel des corrections à mettre en place, dans les organismes eux-mêmes
Les établissements et services sociaux et médico-sociaux, leurs acteurs professionnels pratiquent en effet des obligations avec une position paradoxale. Les exemples sont légions…
- Un premier, c’est la contractualisation des interventions : les contrats de séjour, les documents individuels de prise en charge sont en effet des supports pour entrer dans une démarche concertée avec chaque usager. Je le disais ici en janvier 2006, la pratique est devenue inverse : pour éviter tout risque de mise en cause on écrit ces « contrats » en fonction de modèles « juridico-administratifs » (supervisés voire écrits par des juristes et non plus par des professionnels de l’action sociale) qui, parfaits sur le plan juridique, ne communiquent plus rien aux usagers, pire même, leur communiquent le rappel de la différence de niveau.
- Un deuxième, c’est la recherche d’une élimination de tout risque dans l’action : on ne sait jamais… Le résultat, c’est l’élimination de l’intervention elle-même, alors que chacun sait qu’il ne peut y avoir action éducative ou action sociale sans une prise de risque… C’est pourquoi je propose d’avoir, au sein des établissements et des services, des modes d’identification des probabilités d’évènements à risque et des modes partagés de stratégies de réponses.
Mon propos appelle la prise de conscience : à force de parler de la judiciarisation comme un phénomène de société, extérieur, inéluctable, dont on ne serait pas responsable, progressent au sein même des organisations des réflexes individuels et collectifs qui favorisent cette même judiciarisation. Acceptons de les regarder en face pour les corriger ensemble !
Daniel GACOIN
Commentaires