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Un nouveau dossier de « Sciences Humaines »...
Parmi mes lectures périodiques, j’évoque souvent des classiques, dont la revue Sciences Humaines. Son dernier numéro, daté d’avril 2007 et déjà paru, présente un dossier dont le titre interpelle : « le nouveau pouvoir des institutions ». Il interroge en effet, semblant faire référence à une pression nouvelle, une sorte de « big brotherisme » de second type, au moment précisément où de nombreux auteurs indiquent plutôt un déclin des institutions. On se reportera notamment à l’excellent ouvrage de François Dubet, « Le déclin de l’institution » (Seuil, 2002).
… et une approche centrale
Le dossier part d’un article de base, « Comment agissent les institutions ». Suivent ensuite :
- Des points de repères de 5 auteurs, des classiques : Durkheim, Mary Douglas, Foucault, Goffman, Dubet.
- Une approche culturelle : autonomie et responsabilité au cœur de la danse hip-hop,
- Une approche de l’action sociale : Le placement d’enfants, un remède pire que le mal ?
- Une approche du monde carcéral : quelle autonomie en prison ? Elle comprend une présentation des expériences canadiennes où la prison concède une véritable autonomie au prisonnier, sans renoncer à sa vocation disciplinaire.
La thèse centrale part d’une définition de l’institution, pour aborder la transformation des structures sociales, éducatives, culturelles, et l’avancée de commandes paradoxales : le refus de la contrainte et de la dépendance au profit de l’injonction, posée dans la socialisation des individus, à devenir autonome.
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L’institution comme paradigme …
Les auteurs définissent l’institution : « un monde social particulier investi d’une mission orientée vers le bien public et l’intérêt général ou encore d’une mission régalienne, disposant d’une forte assise organisationnelle et participant d’une œuvre socialisatrice et d’une emprise sur l’individu suffisamment fortes ». Et un premier constat s’impose : les institutions ont globalement perdu leur caractère sacré, leur légitimité et autorité ne vont plus de soi…
… et ses nouvelles modalités d’action
Un deuxième constat suit : face à d’anciens dispositifs jugés trop « passifs » ou, selon certains agents institutionnels, trop « normatifs », un nouvel impératif s’est fait jour : l’autonomie. Dans cette logique, le nouveau « client idéal » de l’institution, c’est « l’entrepreneur de soi ». Il ne s’agit plus de fournir des prestations clés en mains (logique de l’offre), mais d’aider, par le dialogue, l’individu à construire une démarche personnelle (le « projet ») pour atteindre l’objectif fixé. C’est l’avènement d’une société du travail sur soi, l’usager « accompagné » (et non « pris en charge ») étant incité à devenir acteur de sa propre guérison, voire un quasi-professionnel ayant à accomplir un travail sur soi-même.
L’emprise des institutions est apparemment moins forte, mais l’autonomie devient une nouvelle norme contraignante, supposant un énorme travail institutionnel : transparence (il faut, par exemple à l’école, que tout soit dit à l’élève), objectivation (s’appuyer sur des références établies : référentiels de contenus ou de bonnes pratiques), publicisation (règles lisibles pour l’élève). Le nouveau mode de fonctionnement entraîne une extrême codification des pratiques.
… confrontées à des réalités constantes
Pour les auteurs, l’injonction paradoxale à l’autonomie agit comme une norme rendant davantage évidente l’inégalité des acteurs dans la compétence à agir sur soi, ou à formuler son « projet »… Nombre d’institutions restent néanmoins à l’écart du mouvement en maintenant des contraintes paternalistes pour décider ce qui est dans l’intérêt d’autrui : c’est le cas, nous est-il indiqué, pour l’Aide Sociale à l’Enfance, d’autant qu’elle prend des décisions qui contribuent « parfois aux difficultés auxquelles elle est censée remédier ».
Pour l’Aide Sociale à l’Enfance (au cœur de la récente loi développant le dépistage, le signalement, les accompagnements en protection de l’enfance), un sociologue, M. Giraud, présente une étude de situations judiciaires pour mineurs (les deux tiers relevant de « carences éducatives »). Trois groupes de mineurs relevant de mesures d’action éducative judiciaire sont présentés :
- Le premier groupe se caractérise par le rapport étroit entre la prise en compte du souhait des enfants et l’absence de difficultés comportementales et relationnelles au cours de la prise en charge : âge moyen de 10 ans, prédominance de mauvais traitements ou sévices, origine sociale diversifiée. C’est ce groupe qui semble avoir le mieux tiré profit de l’intervention judiciaire.
- Le deuxième groupe concerne des mineurs plus âgés : âge moyen de 14 ans à l’ouverture du dossier, précarité sociale importante, indécision des relations parents-enfants (notamment alternance de souhaits de séparation ou de vie ensemble), place symbolique de l’enfant à l’image de l’espace physique proposé dans un logement exigu, versatilité des décisions successives des magistrats. La situation de précarité, d’accès à la formation et l’insertion est demeurée inchangée avec l’intervention éducative.
- Le troisième groupe rassemble des mineurs pris en charge précocement, parfois dès la petite enfance : âge moyen de 9 ans à l’ouverture du dossier, aspirations à rester en famille (qui augmente avec l’âge…), position constante de retrait posée par le magistrat. Pour ce groupe, l’étude montre une dégradation voire une régression de la situation avec l’intervention éducative (situation familiale, comportement scolaire, social et relationnel), avec prédominance de délinquance postérieure.
Ainsi, pour les deux derniers groupes, la construction d’un projet et l’incantation à l’autonomie se heurtent à la difficulté de comprendre ou accepter des formes de vie et de comportement non acceptables pour le corps social. Parallèlement, les décisions imposant une séparation familiale provoquent des dysfonctionnements majeurs, souvent inscrits dans la durée.
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Les questionnements pour le travail social
L’avancée de normes institutionnelles créant « une injonction à être entrepreneur de soi-même » parle à tout acteur du champ social, dont les structures ont promu la recherche d’une place d’acteur/auteur de son projet des usagers, dans leur accompagnement : individualisation, projet, contrat. Les auteurs préconisent une relative mesure dans ces nouvelles normes (l’autonomie) posées dans des injonctions, alors même que les données du contexte (loi, contraintes formelles) ne seraient pas suffisamment posées et assumées. L’euphémisation des contraintes serait ainsi un « tour de passe-passe » dès lors que la recherche d’évolution induirait une libre adhésion au travail sur soi. Et je n’oublie pas le corollaire de cette approche du côté des professionnels : le travail institutionnel pour produire des normes de pratiques, des référentiels et leur mise en œuvre.
Les perspectives dans ce contexte :
- Ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », et maintenir le cap de la promotion des usagers et de leur place dans les accompagnements (l’avancée de la relation de service) mais aussi assumer les accompagnements contraints en ne déclinant pas les cadres à affirmer dans un glissement vers une recherche de consentement illusoire.
- Développer le travail d’élaboration de références, de bonnes pratiques, à condition qu’elles apportent une mise en mouvement, plutôt que la seule production de procédures ou de pratiques managériales nécessitant un renforcement des technostructures.
Daniel GACOIN
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