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Un ouvrage pour penser la question éthique…
Les éditions Stock proposent depuis peu un ouvrage intitulé « Questions d’éthique contemporaine », monument (1220 pages) dirigé par une jeune philosophe, Ludivine Thiaw-Po-Une. L’état des lieux part de l’énorme efflorescence pour l’éthique depuis 15 ans, de l’extrême diversification des éthiques, et du bouleversement, sur l’espace d’une génération à peine, du statut même, professionnellement et socialement parlant, de l’éthique, générant d’ailleurs l’arrivée des « éthiciens », originellement des philosophes. Le contenu est dense et je présente surtout ici, après une vue d’ensemble, le chapitre consacré aux éthiques professionnelles précisément parce qu’il se rapporte à des débats du secteur social et médico-social.
… avec son introduction
Axel Kahn (médecin du comité national d’éthique) rappelle dans la préface que le monde contemporain, grand consommateur du mot « éthique », répugne à utiliser celui de « morale », bien que leurs contenus soient tous deux liés à la question des mœurs confrontées aux notions de bien et de mal. Il présente 2 modes de pensée de la discipline, (l’action mue par le moteur du désir ou référée à la raison) et la progression d’une pensée « utilitariste ». L’introduction précise que la naissance du « marché de l’expertise éthique » doit autant à l’esprit d’entreprise de quelques universitaires qu’à des circonstances peu prévisibles. Trois éléments posent l’éthique contemporaine : 1. Le débat éthique comme élément quasi constitutif de la dimension démocratique, 2. Le pluralisme des systèmes comme support de sociétés ouvertes où les comportements sortent du seul respect des traditions, 3. Le polythéisme contemporain des valeurs. Et d’emblée, sont présentées les grandes divisions contemporaines de l’éthique : la méta-éthique (énoncés moraux soumis à des questionnements épistémologiques), l’éthique normative (établissant les actions ou types d’action qu’il est moralement bon ou mauvais d’accomplir), l’éthique appliquée (le discernement dans des types de situation ou domaines particuliers).
… sa première partie historique et conceptuelle
Une 1ère partie intitulée « Eléments » commence par 12 chapitres (appelés « Figures ») sur les penseurs : Aristote et sa distinction entre éthique déontologique (devoir) et éthique téléologique (bonheur et vertu), Epicure (vertus du sage : sérénité, maîtrise, amitié), Spinoza et l’éthique matérialiste (refus de la séparation corps / âme, « intelligence de la nécessité »), puis les grandes traditions en éthique avec Hume (empirisme moral), Stuart Mill (utilitarisme/libéralisme) et surtout Kant (vérités morales d’un conscience finie, objectivité cognitive à partir de règles universelles, et ouverture à l’éthique de conviction). Suivent Nietzsche (critique des valeurs morales par leur généalogie), Sidgwick (méthodes en éthique), Wittgenstein et Heidegger (déconstruction), Foucault (éthique de l’existence), et enfin John Rawls, si décisif en éthique politique et son lien avec la justice. L’ensemble est complété par des « Postures » en 12 chapitres spécifiques sur des thèmes : le cohérentisme, le communautarisme, le contextualisme, le conventionnalisme critique, l’éthique de discussion, le fondationnalisme, l’intuitionnisme, le libéralisme moral, la phénoménologie, le pragmatisme, le réalisme moral et enfin l’utilitarisme. J’ai, évidemment, été intéressé par le propos sur « l’éthique de discussion » de J. Habermas que je porte comme une dimension indispensable en conduite des organisations sociales et médico-sociales.
… et deux parties sur des problématiques ciblées
Une 2ème partie s’organise autour de 9 Domaines : des chapitres sur des secteurs comme la bioéthique, le corps et la sexualité, l’éthique féminine, la famille, profession, l’économique et le social, les relations internationales, les sciences et techniques, l’environnement. Elle est suivie par une 3ème partie avec 5 débats en éthique fondamentale (1. Cognitivisme / relativisme, 2. Ethique de conviction / éthique de responsabilité, 3. Ethique de devoir / éthique de la vertu, 4. Paradigmes de l’éthique, 5. Ethique procédurale de la discussion / Ethique formelle des principes) et 5 débats en éthique appliquée (clonage, euthanasie, protection/transformation de la nature, interdiction de la pornographie, éducation sans autorité).
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L’éthique professionnelle et ses fondements
Un chapitre spécifique de la 2ème partie porte donc le titre suivant « Professionnalisme avec ou sans profession ». Il part d’une interrogation : l’éthique professionnelle est-elle un domaine et un ensemble pertinents ? Se développe en effet selon l’auteur (G. Legault, professeur d’éthique appliquée au Québec) une controverse, particulièrement en France et dans le domaine de la santé, autour d’une nécessaire progression ou résistance à « l’idéologisation de l’éthique des professionnels », les apports nouveaux étant perçus comme une « application directe de modèles procéduraux anglo-américains », qui « véhiculeraient une approche d’experts en éthique contraire à la visée démocratique au cœur de l’éthique des professionnels en France ». Le propos se décline alors en 3 thèmes :
- Un rappel de définitions sur le terme « profession ». Il renvoit à une différenciation entre la formation et l'emploi, avec des traditions, notamment anglo-saxonnes ou au Québec par exemple, (où la profession a une réalité sociologique forte) très différentes de la France. Néanmoins, 3 modèles sont présentés : la France avec les professions-corps (vision catholique des corps d’état, modèle centralisateur et hiérarchique), les pays de culture germanique-protestante avec les professions-confréries (modèle collégial), les pays anglo-saxons avec une vision sociologique et fonctionnaliste des professions (différence welfare /business autrement dit différence préoccupation du bien-être du client / satisfaction du consommateur).
- L’articulation avec le thème de la régulation sociale. La relation professionnelle ne se réduit pas à une relation de vendeur à consommateur, elle est une intervention (induction d’un changement, d’une situation A à une situation B). Dans cette intervention (une relation de service : on retrouve les débats de l’action sociale et médico-sociale, cf. les ouvrages de J-R. Loubat, de J-L. Laville présentés dans ce blog en janvier, avril et octobre 2006), la relation professionnelle participe de l’économie, puisque c’est le savoir investi qui est l’objet de rémunération.
- La relation professionnelle s’appuie autant sur un « pouvoir de » que sur « un pouvoir sur », ce qui peut générer un questionnement des pratiques et de leur éthique : comment s’assurer que le professionnel n’asservit pas l’autre à ses volontés, ses intérêts ou tout simplement ses représentations ? L’activité communicationnelle générée par la relation professionnelle est au centre des questionnements avec 3 modèles : « paternaliste », « techniciste », basé sur « la coopération professionnel / client ».
… et les questionnements induits
Les propos rappellent une part des évolutions de l’action sociale et médico-sociale (loi du 2 janvier 2002, place/droits des usagers, etc…) et les attentes sociales et publiques face au savoir / pouvoir dans la relation professionnelle. L’ouvrage les résume dans le « professionnalisme », « qui renvoit à la dimension « altruiste » de toute profession et constitue en quelque sorte la visée de tous les dispositifs juridiques, déontologiques ou éthiques mis en place pour l’assurer ». L’éthique professionnelle, liée à une fonction (relation de service) est fortement reliée à des repères juridiques (pays anglo-saxons), collégiaux (pays germaniques-protestants) ou corporatistes (France). Avance-t-on essentiellement vers une codification procédurale ou judiciarisante ?
… avec néanmoins quelques pistes de solutions
La réflexion propose de promouvoir un « professionnalisme sans profession » : diminuer la distinction entre éthique professionnelle et éthique des affaires en développant dans les organisations, non une relation économique basée sur une qualité de produit, mais sur une qualité communicationnelle par recherche de satisfaction et implication du client / usager, soit "la progression de la relation de service dans la pensée". Elle propose également de promouvoir une éducation à l’éthique : il s’agit de prendre en compte des raisonnements normatifs dans des situations particulières (version la plus négative), ou de développer des espaces de délibération dans ces situations entre acteurs des organisations (version la plus positive).
L’ouvrage manque d’exemples approfondis sur les problématiques de l’action sociale et médico-sociale, mais le propos résonne singulièrement : les deux pistes ouvertes sont celles qui constituent les avancées les plus fortes des 5 dernières années. Et sont celles qui génèrent, de plus en plus rarement des résistances, mais pourtant des constats de dérives (application de normes plutôt que des délibérations, consumérisme et baisse des coopérations usager / professionnel). Il aurait été judicieux de retrouver le thème de l’éthique professionnelle dans les chapitres de débats de la 3ème partie de « Questions d’éthique contemporaine ». J'aurai l'occasion d'y revenir dans très peu de temps autour du thème des "bonnes pratiques professionnelles".
Daniel GACOIN
Daniel,
Bravo Bravo pour la parution de ton "blook" (blog-book) "Chroniques sociales 2006 " issu de l'activité de ton blog tout au long de cette année 2006, la somme des sujets abordés et des thématiques y est impressionnante et riche de diversité.
Merci de récompenser en intro tes fidèles lecteurs et commentateurs !
Sur l'activité de bloggeur que je connais un peu pour t'avoir suivi quelques mois dans une même démarche, je te rejoins tout à fait, je sais combien l'exigence et la rigueur de la pensée nous amène à nous considérer autrement la facilité qu'internet semble procurer dans un premier temps.
Construire et alimenter un blog professionnel, de qualité, cela demande une grande constance, alors encore bravo.
Sur les commentaires qui se raréfient, force est de constater que les sociologues pointent le fait qu'on recherche d'abord son semblable sur les différents blogs existants et que le débat n'est pas aussi fréquent qu'on pourrait l'espérer.
Quoiqu'il en soit, l'existence de ton blog permet "entre autres" la circulation d'informations et d'idées, mouvement indispensable au nécessaire déconfinement de notre secteur.
Sur la question de l'éthique, je rejoins ton souhait de creuser sa dimension professionnelle, c'est un élément à retenir, me semble-t-il, dans les démarches d'évaluation en cours qui s'initient actuellement...
De quoi s'agirait-il ? D'une éthique de l'évaluation ou d'une évaluation de l'éthique ?
Les 2 mon capitaine !
Bien à toi
Jean Michel
Rédigé par : Jean Michel ZEJGMAN | 11 février 2007 à 20:30