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Encore un ouvrage de référence sur des évolutions majeures …
La « République des Idées » (Seuil) offre depuis octobre 2006 un ouvrage majeur, intitulé « Les classes moyennes à la dérive », écrit par le sociologue Louis Chauvel, sur le renversement de situation des classes moyennes, passées de premières bénéficiaires des progrès économiques, sociaux et culturels des trente Glorieuses à une position fragilisée par les bouleversements contemporains. Pour l’auteur, la tension vécue par les classes moyennes n’est pas seulement économique, mais aussi sociologique et culturelle : porteuses d’un idéal d’individualisation des rapports sociaux (quête d’un individualisme solidaire par opposition à l’individualisme solitaire du XIXe siècle), les classes moyennes cessent aujourd’hui d’être un modèle civilisationnel auquel les autres classes peuvent s’identifier.
L’auteur sort des critères économiques (revenus, patrimoine) pour définir les « classes moyennes ». Il les présente comme « intermédiaires » (entre classe supérieure et classe inférieure), et comme un ensemble hétérogène d’acteurs « à la croisée de chemins » entre situation ancienne (position autonome des agriculteurs / commerçants / artisans) et position nouvelle (salariat qualifié issu surtout des services et de la grande bureaucratie publique et privée). Quatre catégories sont décrites : ancienne classe moyenne intermédiaire (revenu modeste, venant d’un travail normé), nouvelle classe moyenne intermédiaire (revenu modeste et activité fondée sur l’autonomie à l’égard des normes), ancienne classe moyenne supérieure (revenu important, fondé essentiellement sur les biens), nouvelle classe moyenne supérieure (revenu important et activité fondée sur l’autonomie et un niveau culturel élevé).
… et leurs conséquences
L’approche apporterait peu si elle n’introduisait les mécanismes actuels de la société française. Pour l’auteur, voilà trois décennies que la société française regretterait « un paradis perdu », le « modèle français » de croissance économique et de compromis social des Trente Glorieuses. Situation paradoxale : en 30 ans, la situation économique n’a pas empiré (par exemple l’écart entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres est le même), juste stagné, mais avec des conséquences très différentes selon les catégories, y compris au sein des classes moyennes. C’est l’entrée dans l’incertitude qui domine, avec la progression d’un soupçon : « l’égalité des chances méritocratiques à la naissance (modèle souhaitable et mis en avant), n’est plus la réalité d’aujourd’hui ». Pour une grande partie des jeunes des classes moyennes, la seule perspective actuelle serait celle d’un « déclassement ».
… notamment en termes de générations
La France serait ainsi « un pays où l’on a préféré dissimuler la réalité en dissolvant dans un temps long les difficultés les plus immédiates en les léguant aux générations futures ». Le problème est que, « trente ans après, les générations futures sont désormais présentes ». Il n’y a pas plus de pauvres, selon l’auteur, mais ils sont davantage « visibles, problématiques et inquiétants » car « la pauvreté a sauté une génération » : les pauvres, hier les plus anciens, sont « aujourd’hui des jeunes pleins d’avenir dans la pauvreté ». Les nouveaux adolescents de 2006, ajoute-t-il, ne sont pas les enfants des premiers nés du baby-boom, mais d’une génération arrivée sur le marché de l’emploi après 1975, n’ayant jamais connu l’emploi stable et durable de la société salariale. Les jeunes subissent les conséquences « du choix sociétal, délibéré ou non, de conserver les fruits de la croissance pour une génération au détriment des intérêts de la suivante ». L’exemple de la fonction publique selon L. Chauvel (en 30 ans des recrutements réduits de moitié et pourtant un nombre de fonctionnaires resté stable) signale le choix d’une mise à distance du « flux de nouveaux entrants, qui ont été sacrifiés », plutôt que d’un affrontement de ceux déjà intégrés. Le propos rude de l’auteur affirme un paradoxe : « le mieux-être avéré des seniors s’accompagne de la multiplication des échecs durables chez les jeunes ».
… sur l’anxiété de l’avenir
Le constat est clair : « l’expérience du déclassement des plus jeunes, aujourd’hui ressenti dans chaque famille, diffuse la certitude que les progrès passés se seront pas transmis à la génération à venir ». Les classes moyennes en France, longtemps porteuses d’une émancipation de tous vis-à-vis des injonctions extérieures, ont promu des modes de vie (accomplissement de soi, loisirs, consommations…) restant loin des moyens des classes populaires. L’impossible accès à l’idéal individualiste, doublé des réalités de déclassement des jeunes deviennent sources de frustrations exacerbées et de tensions importantes. L’auteur précise que les tensions de l’automne 2005 et du printemps 2006 en sont le résultat, qu’elles étaient attendues beaucoup plus tôt et devraient s’aggraver encore. La nouvelle donne d’une exclusion de masse concerne aussi les jeunes des classes moyennes, ayant le sentiment d’une impasse dans la règle du jeu nouvelle : « up or out », soit monter au-dessus de la catégorie des parents en accédant aux classes moyennes supérieures ou aux élites, soit sortir du système en se confrontant au modèle d’exclusion par le loisir rentier en commençant par consommer le patrimoine accumulé par les parents.
… avec néanmoins quelques pistes de solutions
Pour l’auteur, la première solution est le regard lucide sur la situation et l’examen des possibilités de rééquilibrage. La deuxième concerne l’évolution des mentalités des classes moyennes : assumer la nécessité d’être indispensables dans l’ordre économique, y compris en investissant la nécessaire place du travail. Sur un plan sociétal, il propose de jeter les base d’un nouvel idéal humaniste : investissement dans le croisement des savoirs, ouverture au monde, et aux autres cultures, valeurs et langues comme perspective majeure des évolutions. Enfin, il propose de réhabiliter une parole sur la réalité vécue par les gens et sur les contraintes du monde contemporain.
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Le lien avec la question sociale
L’ouvrage interroge tout citoyen par son pessimisme, tout parent sur sa responsabilité dans le monde transmis à ses enfants, adultes de demain. Je ne partage pas toutes les analyses : se mélangent parfois la lecture sociologique des classes moyennes et celle des générations, avec des approximations souvent rapides (confusion quinquagénaires/seniors notamment), est mise en avant une conscience des classes moyennes (bien hypothétique selon moi) et leur responsabilité dans les choix dans les Trente Glorieuses. La démonstration reste parfois à étayer (les privilèges des uns sur les échecs des autres), mais, sur le fond, je conviens de la justesse des vues.
Le propos semble éloigné du secteur social et médico-social, néanmoins, comme expert de l’action sociale, je retiens deux interrogations :
- La sociologie des professionnels du social et du médico-social recoupe le spectre des classes moyennes nouvelles, intermédiaire (travailleurs sociaux diplômés) ou supérieure (ceux qui ont accédé ensuite à une fonction de dirigeant). J’extrapole même vers les trois grandes générations de ces acteurs : ceux de « l’âge d’or » des années 60-70, ceux arrivés dans les années 80-90, la génération arrivante Et je me pose évidemment la question des privilèges, situations acquises, résistances aux changements éventuels devant la phase actuelle de maîtrise de la qualité, de repositionnement vers de véritables besoins (la sortie de l’impératif sacré du financement, sans condition, de l’offre) et de meilleure gestion des établissements. Les discours incantatoires de dénonciation de ces rééquilibrages seraient-ils porteurs d’une recherche d’évitement de nécessaires réorientations qui seront, de toutes façons, mises en œuvre et subies demain par les générations qui suivent ?
- Les processus d’exclusion, aujourd’hui et demain, sont croissants. Ils nécessitent une politique sociale affirmée et des accompagnements adaptés. Or, aujourd’hui, une partie des débats s’organise entre deux extrêmes : d’un côté une action sécuritaire/compassionnelle, de l’autre une promotion de l’accomplissement de l’individu et de son émancipation à l’égard de ses contraintes internes/externes. Les organisations sociales et médico-sociales n’ont-elles pas, encore et toujours, à promouvoir et inventer une sortie de cette alternative : aider les personnes et le corps social à assumer les situations et les contraintes, en dehors de tout idéal illusoire, pour découvrir leurs potentialités ?
A lire donc cet ouvrage original, âpre mais utile, à débattre également...
Daniel GACOIN
Sur le même thème, j'ai publié un essai fin février 2006.
Rédigé par : éric | 04 janvier 2007 à 10:54