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La création d’un nouveau diplôme…
Par décret, puis arrêté réglementaire, la Direction Générale de l’Action Sociale (DGAS) a officialisé cet été le nouveau diplôme de niveau I, le diplôme d’État d’ingénierie sociale (DEIS), qui pourra être obtenu par une formation ou, en tout ou partie, par la validation des acquis et de l’expérience (VAE). Cette perspective a vite été suivie d’une mise en œuvre par les organismes de formation et universités qui présentent dès maintenant des programmes de formation complets pour cette qualification.
… venant répondre aux limites de l’ancien
Le DEIS remplace le diplôme supérieur en travail social (DSTS) de niveau II. Un petit rappel : le DSTS a été créé en 1978, à la fin de la période de fort développement des équipements sociaux basés sur les 4 types d’acteurs qu’étaient les assistants de service social, les éducateurs (spécialisés, techniques, de jeunes enfants), les conseillers en économie sociale et familiale, les animateurs. Le DSTS voulait donner une légitimité à des travailleurs sociaux expérimentés ayant des responsabilités d’encadrement, de formation ou de recherche : les former à des connaissances, des outils, pour qu’ils assument leurs responsabilités dans les meilleures conditions. Objet de coopération entre universités et centres de formation professionnelle, le DSTS a vu passer quelques générations de travailleurs sociaux souhaitant ce cursus valorisant, évitant de passer sous les fourches caudines de la formation des directeurs… le « moule » de l’école nationale de la santé publique (ENSP) et l’uniformité des « cafdésiens » (titulaires du CAFDES). Les limites étaient évidentes : le DSTS formait des concepteurs, experts brillants dans le verbe, mais peu à l’aise dans la conduite des actions. En outre, la transformation des formations supérieures condamnait à chercher une sortie vers le haut : formation des directeurs (CAFDES) passée au niveau I (2002), formation des cadres intermédiaires (CAFERUIS, créé en 2004) de niveau II par un cursus de 2 ans (alors que le DSTS comportait 3 ans de formation), réforme du LMD.
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La satisfaction des uns…
Les promoteurs du DSTS se sont réjouis de la réforme : une organisation (temps de formation théorique, coopération université – centres de formation, promotion d’une volonté scientifique à la construction de pratiques sociales) sans changement entre DSTS et DEIS, et malgré tout l’accès à un diplôme de niveau I. L’ensemble est susceptible de renforcer les 3 filières d’accès à la fonction cadre dans le secteur social et médico-social : CAFERUIS (encadrement de proximité), DEIS (développement de projet), CAFDES (direction et gestion).
… cache mal la perplexité des autres
Et pourtant, de nombreux acteurs s’interrogent : une formation à la fonction cadre sans les contenus qui vont avec ? Une formation crédible, entre approche scientifique (incomplète) et approche pratique (elle aussi incomplète) ? Une formation à la hauteur des enjeux ? Une fonction d’ingénieur social reconnue ?
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Des questions sur le concept …
Je pense utile de reprendre ces questions dont celle du titre même « d’ingénierie sociale », avec son renvoi à une discipline originale et à un nouveau métier, l'ingénieur social. Ce terme d’ingénieur (personne ayant reçu une formation scientifique et technique le rendant apte à diriger certains travaux ou à participer à une recherche) est clair et peut trouver une application en action sociale et médico-sociale. Le concept d’ingénierie (méthodologie d’étude globale d’un projet dans tous ses aspects techniques, économiques, financiers, sociaux, etc…) est moins évident. D’autant que le terme « ingénierie sociale » est largement utilisé :
- Un petit clin d’œil tout d’abord : traduit en anglais par « social engineering », le terme est diffusé depuis 10 ans dans le monde informatique et des techniques de communication comme « discipline consistant à obtenir quelque chose (un bien ou une information) en exploitant la confiance mais parfois également l'ignorance ou la crédulité de tierces personnes ». Un livre très éclairant et écrit en prison par Kevin Mitnick (« The art of déception », improprement traduit en français en 2004 par « L’art de la supercherie ») décrit un ensemble de techniques destinées à abuser l’autre, celles des « hackers » qui usent d’ingénierie sociale pour « obtenir respectivement un accès à un système informatique ou pour satisfaire leur curiosité ». Ces techniques de manipulation exploitent des vecteurs comme le téléphone, Internet, le courrier, le contact direct pour abuser, soutirer des renseignements et des accès à des données. Je doute que les promoteurs du DEIS aient voulu former des professionnels à ces techniques…
- L’ingénierie sociale est également mise en avant pour vendre des produits d’assurance, individuelle et collective, devant des risques : mieux assurer, au-delà des systèmes de protection et de prévoyance classiques, sa santé, sa retraite, ses revenus. L’ingénierie y est l’adaptation des produits aux besoins individualisés des clients potentiels.
- Le terme est utilisé au sein des entreprises, pour la conception et le développement opérationnel de politiques de ressources humaines en matière d'organisation, de gestion par les compétences, de rémunération et de dialogue social. De nombreux cabinets-conseils proposent ainsi leurs services, au titre d’une expérience acquise. Dans le prolongement, le terme désigne une science de la conduite de projets ou du changement au sein d’une entreprise, appliquée parfois à la pratique des restructurations, le tout plus ou moins lié à une approche idéologico-scientiste (cadre conceptuel pour des stratégies rationnelles postulant la maîtrise de l’irrationnel d’autrui : le salarié, le client).
- Enfin, dans le secteur social et médico-social, on parlera dès 1992 d’ingénierie sociale pour désigner une étude des besoins sociaux, pour des groupes ou des territoires, et la conception de projets d’intervention sociale (et non plus d’équipements ou de services professionnels). De fait « l’ingénierie sociale » y désigne un nouveau type de savoirs, pour des responsables, gestionnaires de projets ou d’établissements, formateurs, consultants, chargés d’études, aussi bien dans l’action sociale que l’économie solidaire, l’emploi, la santé, l’aménagement du territoire et du cadre de vie, des services publics territoriaux, voire d’autres secteurs d’activité (services à domicile).
L’ingénierie sociale est un terme plastique, utilisé dans de nombreux univers, avec des acceptions diverses et, souvent, « des euphémismes ». Cette relativité / diversité risque de desservir la nouvelle qualification (DEIS), même si les pouvoirs publics l’ont circonscrite aux « fonctions d’expertise, de conseil, de conception, de développement et d’évaluation appliquées aux domaines des politiques sociales et de l’intervention sociale. »
… aux questions sur la réelle réponse aux enjeux
Je me demande surtout si ce nouveau diplôme, ne prolonge pas les défauts du DSTS :
- Une approche scientifique qui n’assume pas son ambition : le DEIS ne propose pas d’approfondir une discipline précise des sciences humaines dans la rigueur, mais propose de lier des disciplines,
- Une approche stratégique qui n’assume pas son positionnement : on forme dans trois grands domaines (les connaissances sur les politiques sociales, la conception prospective sur les programmes ou projets, l’acquisition de pratiques de communication et de dynamisation des ressources humaines), mais à aucun moment ne sont évoqués les théories des organisations, le management social et stratégique, la(es) conduite(s) des hommes, les responsabilités.
- Une nouvelle qualification qui pourrait risquer de ne pas faire le poids au regard des nouveaux savoirs travaillés dans de nombreux organismes de formation (les masters spécialisés) ou même les entreprises : des professionnels aguerris arrivent maintenant dans les organisations sociales et médico-sociales avec des savoir-faire et un souci assumé d’être des entrepreneurs sociaux, bien utiles et bien plus performants que les professionnels issus des filières DSTS hier et DEIS demain.
Daniel GACOIN
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