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Un vigoureux « manifeste de l’économie solidaire »…
Le Monde daté du 22 septembre publie un appel solennel pour soutenir l’économie sociale, à travers la promotion de « dix propositions pour développer un "tiers secteur" plein de promesses ». « Si chacun s’y met », est-il ajouté, « on peut créer en abondance des emplois non-délocalisables, des services utiles à tous et du lien social ».
… avec des signataires bien connus
Une liste de 18 signataires est indiquée : vous pouvez la compléter en allant consulter le site de France Active (www.sinvestir.org). Le premier cercle concerne la mouvance de « la nouvelle question sociale » déjà évoquée dans ce blog en mai 2006. Je note ainsi Pierre Rosanvallon, tête de file du mouvement « La république des idées », l’économiste Daniel Cohen, auteur notamment du célèbre « Richesse du monde, pauvretés des nations » de 1998, mais également de « Nos temps modernes » en 2002 (Flammarion). Son dernier ouvrage, « Trois leçons sur la société post-industrielle » (Seuil) est paru cette semaine et je viens de le lire. J’en recommande la lecture et ferai un prochain commentaire sur sa dernière partie parlant de… la (nouvelle) question sociale. Je note aussi Martin Hirsch, créateur de l’agence nouvelle des solidarités actives (mes billets de février et mars 2006), président d’Emmaüs France. Je note également le président du Conseil national pour l’insertion par l’activité économique, C. Alphandery, ou Edmond Maire, Jean-Louis Laville (voir mon billet d’avril 2006), Denis Clerc (du journal Alternatives économiques), et bien d’autres encore…
… et un contenu fort
Ce manifeste présente des principes : le profit ne pouvant être « la finalité unique de l’activité économique », le nécessaire « triangle vertueux entre l’emploi, la cohésion sociale et la démocratie », l’importance d’un « pôle de résistance à l’individualisme marchand qui mine la société ». Ils seraient ainsi la base de l’économie solidaire, dans sa diversité : des milliers d’initiatives locales pour « produire, consommer, employer, épargner et décider autrement », des entreprises ou services collectifs avec des ressources mixtes, des domaines d’activités divers (de l’action sociale au commerce international…), une tradition de « recherche du bien commun », comme fille du mouvement ouvrier et de l’économie sociale. Ce « tiers secteur » (ni public, ni privé) en extension serait porteur de solutions, d’où l’objectif de doubler son volume en 5 ans et 10 propositions concrètes en direction de publics différents :
- Pour les citoyens, un appel à vivre solidaires en investissant, achetant « solidaire »,
- Pour les salariés, la proposition d’entrer dans l’épargne solidaire (les fonds salariaux),
- Pour les étudiants, actifs ou militants, l’appel à devenir entrepreneur dans ce secteur,
- Pour les collectivités publiques, l’incitation à acheter solidaire (part des marchés publics),
- Pour les Régions, la prise d’initiatives précises de soutien économique à ce secteur,
- Pour les Départements, le soutien des entreprises employant des personnes en grande difficulté,
- Pour les financiers, l’investissement dans le capital-risque solidaire
- Pour les entreprises, la coopération utile avec l’économie solidaire,
- Pour les syndicats, l’incantation à s’impliquer dans ce secteur
- Pour l’Etat enfin, l’appel pour un plan (et son respect) en faveur de ce secteur.
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…et pourtant quelques ambiguïtés
La présentation est intéressante par son caractère offensif, ouvert, positif, responsabilisant pour chacun. Quelques ambiguïtés sont pourtant à relever… notamment pour éviter des confusions, ou des soutiens sans réserve, pouvant vite se retourner contre cette cause. Je les reprends autour des 3 interrogations qui suivent.
A. "Tiers secteur" ou "secteur du non profit" ?
On utilise le terme « tiers secteur » pour « l’économie sociale », concept né au XIXe siècle, comme pour « l’économie solidaire », née dans les années 1980-1990. Il existe pourtant d'un côté l'économie sociale, de l'autre l'économie solidaire, même si l’on parle de l'économie sociale et solidaire depuis 1997 (création d’un Secrétariat d’Etat).
Les terreaux politiques (mouvement ouvrier du XIXe siècle, alternatif au capitalisme rhénan et au marxisme naissant) ou institutionnels (Charles Gide lors de la construction du Pavillon de l’Economie sociale à l’Exposition universelle de 1900), sont à l’origine de l’économie sociale : un ensemble d’institutions, publiques et privées, gérant des activités non rentables, mais utiles et nécessaires à la production marchande et garanties par la puissance publique ou une propriété sociale et collective. Le terme, ensuite peu utilisé, renaît en 1980 avec une nouvelle définition, celle d’un ensemble à 3 composantes (coopératives, mutuelles et associations gestionnaires) avec un modèle fort : un groupement de personnes et une structure entrepreneuriale, avec un double rapport d’activité (utilité de l’activité proportionnelle à l’implication dans le groupement de personnes) et de sociétariat (un homme / une voix, propriété collective du fonds social). Ce « tiers secteur » n’est pas alors défini par le non-profit. Il sera utilisé pendant 25 ans dans la lutte contre les effets de la crise économique (accueil des emplois aidés, initiatives territoriales, insertion par l’économique). D’où la confusion avec les entreprises économiques d’intérêt général, ou les initiatives d’économie solidaire.
L’économie solidaire est elle directement liée à des actions économiques (production ou services) à vocation sociale ou éthique : des initiatives, à un niveau micro (« small is beautiful… ») ou local, servant d’abord des objectifs de redistribution, de partage, d’emploi, avec mobilisation d’un ensemble de supports et ressources. Le refus du « profit pour le profit » est naturellement au cœur des approches de cet autre « tiers secteur » , avec son souci d’une alternative à l’économie uniquement orientée vers le profit et les échanges de capitaux.
« L’économie sociale » est structurée autour de la question institutionnelle (modèle coopératif) et peu par le refus du profit (non redistribuable individuellement, mais utile à rechercher). A contrario, « l’économie solidaire » est fortement liée au refus du profit et aux objectifs de promotion humaine, éthique et redistributive, alors qu'elle est par contre peu concernée par la question institutionnelle (le modèle et l’implication dans la structure) pour ses organismes.
B. Un lien automatique avec l’action sociale ?
La dimension sociale est systématiquement adossée à l’économie solidaire. Pourtant l’action sociale en elle-même est à comprendre dans une logique différente : il s’agit essentiellement de prestations effectives, non matérielles, destinées à un public en marge, en difficulté, en situation éventuelle d’exclusion ou de retrait dans le lien social. L’action sociale va tenter de développer du lien et une transformation des interactions dynamiques entre ces groupes sociaux et leur environnement, éventuellement par un changement dans les capacités ou difficultés. Aujourd’hui garantie en partie par les pouvoirs publics, l’action sociale pourra ainsi se décliner dans l’action économique (y compris de l’économie solidaire), territoriale, institutionnelle, publique, de solidarité et d’accueil. Elle n’est donc structurellement pas conditionnée par l’économie sociale ou l’économie solidaire. Il serait dangereux à mon sens de l’y adosser systématiquement.
C. L’économie solidaire forcément vertueuse ?
Dans le manifeste, l’économie solidaire comme autre modèle de développement économique, tant au niveau local que mondial, est parée de nombreuses qualités (son inspiration, ses réalités, ses promesses). C’est bien… Mais à mon sens, c’est insuffisant… Notamment parce que sous le label, se déguisent déjà des récupérations ou déviations diverses. Je pense par exemple au label « commerce équitable » servi par les uns, dévoyés par les autres *, mais pourrait citer de nombreux autres exemples. Je souhaite donc introduire une 11ème proposition dans ce manifeste, pour les responsables de l’économie solidaire eux-mêmes :
« ne vous reposez pas sur vos lauriers, imposez-vous des normes de qualité solidaire, permettant de rendre économiquement et éthiquement viables vos initiatives ».
Daniel GACOIN
* On lira avec intérêt « Les coulisses du commerce équitable. Mensonges et vérités sur un petit business qui monte », de Christian Jacquiau (Editions Mille et une nuits, 2006).
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