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Des propos récurrents…
L’interview de Michel Chauvière, dans les Actualités Sociales Hebdomadaires du 12 mai 2006, propose un contenu important, tant par sa force d’expression que sur le fond. L’auteur est connu, de ses travaux sur l’origine de l’éducation spécialisée (L’héritage de Vichy, Ed. ouvrières, 1980) à ses positions pour la parole des travailleurs sociaux et une réorientation des politiques sociales. Il plaide pour un véritable pilotage du social et refuse la fin de l’Etat providence, rejoignant ou cristallisant l’alarme sur un délitement d’un social, « soumis à marchandisation » via « l’idéologie gestionnaire et néolibérale », un délitement devenant une évidence relayée dans les débats et médias du secteur.
Les propos décrivent une phase, systématique, de « déconstruction du social », laissant penser que le social a pu avoir une forme aboutie, voire idéale. Ils en attribuent la cause à l’avènement d’une idéologie, voire d’une ère, gestionnaire et libérale. Ils préconisent la nécessité de reconstruire un modèle de travail social, avec pour base l’Etat social et pour vecteur la lutte pour la dignité des personnes exclues, en bref un « travail social de crise » et non « de gestion tranquille ».
… et leurs fondements…
Le propos se généralise au point d’installer l’idée d’une opposition, établie, de deux univers : le social et l’éthique de la relation d’un côté, le management et la logique de la gestion de l’autre. Il met en avant un « âge d’or » du social autour de l’aile tutélaire de l’Etat pendant des années de construction, les trente glorieuses, héritières des fondements élaborés à la fin du XIXe (le social républicanisme). Cette image d’une ère d’expansion et de reconnaissance du social, avec foisonnement de projets et initiatives des acteurs sociaux et l’Etat comme pilote est peu en phase avec la réalité d’alors. Elle a pourtant permis l’émergence du secteur et du concept de Travail social, assis sur un triptyque « population / établissements / professionnels ».
…reliés à des évolutions
Trois thèmes sont à reprendre dans les cris d’alarme :
- L’élargissement vers une pluralité des interventions sociales. Il s’agit de baser le travail social sur l’abandon « d’une logique fondée sur des professions certifiées au profit de logiques d’activités et de pratiques ». Le Rapport IGAS 2005 prône ainsi « le travail collectif renforçant les liens de solidarité et de réciprocité », participant à la cohésion sociale, mobilisant les personnes, plutôt que des logiques de prise en charge atomisée. Objectifs clairs et évaluations, publics prioritaires, travail collectif et logique de territoires restent encore à promouvoir, malgré, ou du fait, « des accumulations des facteurs de précarité, de l’effet excluant de la bureaucratisation des dispositifs, de la saturation des outils d’insertion, des injonctions contradictoires et des mutations de la décentralisation ».
- L’avènement d’une « idéologie managériale ». La volonté de rationalisation et d’exigence de la qualité est systématiquement reliée à l’introduction de techniques importées de la grande entreprise (on lira à ce sujet le prochain numéro de la revue Empan à paraître le 22 juin 2006). J’ai commenté dans mon dernier livre et un article de la Revue Actif (décembre 2005) les contenus développés par le mouvement « 7, 8, 9, Vers les états généraux du social ». L’action sociale y est présentée comme un secteur étouffé par la progression d’un libéralisme effréné sur fond de fracture sociale inéluctable, ne laissant que le couple compassion / répression comme vecteur d’intervention, marqué par l’inutile complexité des institutions et la progression d’une nouvelle manière de gérer le social : procédurisation de sa « production », hypertrophie de la raison gestionnaire, judiciarisation de l’action. Même l’avancée citoyenne des droits des usagers est vécue comme « amorce du consumérisme des services ». Ne resteraient alors que des « professionnels / boucs émissaires » de la crise, confrontés au recul des espaces de professionnalité et au contournement des qualifications. On stigmatise le rouleau compresseur néolibéral, l’encadrement du travail social par volonté de transparence et productivité, procédures tayloriennes…
- L’inscription de l’action sociale dans l’évolution plus globale de la protection sociale. Est principalement retenu dans les propos de Chauvière un modèle d’intervention publique centré sur le principe de la solidarité, régulé par l’Etat social. Bien évidemment, ce seul modèle ne peut résister à l’évolution à promouvoir : 1. Un principe de sécurité pour l’ensemble de la population sur une base minimale, 2. Des actions de solidarités basées sur les droits et la dignité des publics les plus fragiles, 3. Des actions d’accompagnement réintroduisant la responsabilité et l’adaptation/flexibilité des parcours en intégrant les bases de l’assurantiel et de la mutualisation des risques, 4. Des services à la personne qui pour une part regardent l’intervention sociale, pour une autre l’introduction de places de client, comme une des formes de citoyenneté.
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Fuir des tentations « catastrophistes »…
Les propos relevés assimilent la logique de rationalité, en progression, à la seule procédurisation managériale. Je suis souvent critique à l’égard des adoptions de méthodes/mirages venues d’ailleurs, notamment des écoles anglo-saxonnes du management. Reste que l’amalgame est souvent facile : gérer, dynamiser, conduire des projets, responsabiliser et évaluer… sont facilement assimilés à une pratique managériale (souvent peu étudiée par ses détracteurs), avec en procès le lien néolibéralisme et autoritarisme.
Ils mettent en avant un refus de toute évolution au profit d’un retour à un passé soi-disant idyllique. J’indique que la vision unilatérale du délitement du social est un schéma de pensée : construction orientée, relecture négative, affirmation de l’irresponsabilité et victimisation des acteurs. Elle nous semble même raisonner par l’absurde : provocation augmentant des défiances alors utilisées comme argument pour continuer à dénoncer.
…pour conduire le changement et s’adapter
Je préconise depuis longtemps une action sociale offensive, avec des acteurs abandonnant toute position défensive ou déprimée (et son corollaire : la démonstration de la situation de victime), capables d’initiatives, de promotion des actions (y compris par des évaluations démontrant la plus-value humaine et sociale), de conduite de projets et d’innovation. La responsabilité, la gestion, le droit public et la garantie citoyenne doivent s’y intégrer dans une véritable promotion de l’éthique et de la parole des exclus, non comme un danger, ou comme une application de recettes/méthodes inadaptées.
Cette évolution passe par des débats. Heureusement Chauvière y apporte souvent des contenus qui me réjouissent, même si je me désole aujourd’hui d’une simplification de ses apports.
Poursuivons donc les échanges… en acceptant d’écouter sans amalgame ni représentations préconçues.
Daniel GACOIN
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