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Un nouvel article de Bruno Palier…
La lecture du numéro de mai 2006 de la Revue Esprit m’a amené à me plonger dans un article de Bruno Palier intitulé « Refonder la protection sociale : les expériences européennes ». L’auteur est un spécialiste des questions de Protection sociale, avec son principal ouvrage de référence, « Gouverner la Sécurité sociale » (édité aux PUF en 2002 et réédité en 2005), dont j’ai repris quelques contenus dans mes deux livres. Il fait partie des chercheurs en science politique (il est philosophe à l’origine) engagés dans la recherche d’alternatives à la situation atone de la société et travaillant à la réforme du système social. Il participait d’ailleurs au Forum de Grenoble de la semaine dernière (cf. mon billet du 14 mai 2006). Son article dans la Revue est construit autour d’un projet de refondation de l’Etat-providence (le welfare state).
… rappelant les enjeux d'une évolution de la protection sociale
Son propos poursuit ses recherches antérieures, et celles d’autres spécialistes. Il préconise l’adaptation du système, français notamment, pour rendre compatibles la ré-affirmation de politiques sociales adaptées et les nouvelles normes économiques… Il rappelle la diversité des modèles de protection sociale : régimes « libéral », « social-démocrate », ou « conservateur-corporatiste », en sachant que la France comme l’Allemagne sont inscrits dans la dernière catégorie et les pays d’Europe du Nord dans la deuxième, la plus adaptée à la phase actuelle de transition. Il indique les évolutions majeures auxquelles ces régimes ont été confrontés, avec des différences : « re-marchandisation » dans les Etats libéraux, « contrôle des coûts » dans les Etats sociaux-démocrates, « reconfigurations » ajustant programmes sociaux et nouveaux risques dans les systèmes continentaux. Les réformes ne semblent pas avoir changé la nature des régimes, renforçant même parfois contraintes du passé et difficultés d’adaptation, particulièrement pour les régimes conservateurs-corporatistes.
… qui ont donné lieu aux réformes engagées
Les axes des réformes des politiques sociales ont été multiples :
- Des contreparties strictes (activité et formation) demandées aux personnes bénéficiant de prestations. C’est le cas pour la politique de l’emploi, avec une réalité efficace en pays scandinaves (assumant sans difficulté « une société du travail ») et moins probante en pays continental du fait notamment de politiques publiques contradictoires. Pour mémoire, j’avais noté le 21 avril 06, dans l’excellent blog d’Alain Lefebvre (http://societesnordiques.blogspirit.com/) que par exemple « Le Danemark a obtenu de bons résultats en matière d’emploi (…), avec un taux d´emploi (part de la population au travail de 15 à 65 ans par rapport à la population totale) qui est passé de 1993 à 2003 de 72,1 % à 75,1%, quand la France en reste toujours à 63,1 %, la Suède à 72,9 % et la Finlande à 67,7 % ».
- Le financement de la protection sociale avec notamment l’ouverture à une diversification des sources de financement et à des ressources moins assises sur les cotisations salariales.
- Le soutien de l’emploi par des mesures visant à faciliter l’accès à certaines prestations de service favorisant la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Sur ce troisième axe, la situation des pays européens reste très contrastée, notamment avec des pays comme la France présentant des mesures qui se contredisent ou s’annulent.
Ces axes se sont heurtés aux politiques économiques favorisant la libre concurrence et l’orthodoxie budgétaire (avec le succès que l’on sait pour la France !) favorisant un décalage avec les politiques sociales, amenées à se réajuster.
… et les perspectives maintenant largement connues
Ces réajustements sont aujourd’hui formulés et revendiqués : il ne s’agit plus de modifier des paramètres ou instruments, nous dit B. Palier, mais de modifier l’état d’esprit, la logique d’ensemble et les façons de faire la protection sociale traditionnelle. La base du nouvel « Etat-providence » a été posée par 4 chercheurs dès 2002 (G. Esping-Andersen, D. Gallie, J. Myles et A. Hemerijck) *, et est reprise dans l’article :
- Un travail d’action sociale préventive, prioritairement basé sur l’investissement dans les enfants (lutter contre leur pauvreté, meilleures conditions de garde et d’éveil, éducation centrée sur l’adaptation, revenu minimum des familles, modes collectifs de prise en charge),
- Le développement des services sociaux pour les enfants et personnes dépendantes servant un deuxième axe d’intervention : le soutien de l’emploi des femmes et de l’égalité entre hommes et femmes, avec des politiques volontaristes,
- L’amélioration de la vie active et la lutte « contre les exclusions inhérentes à l’économie de la connaissance », avec des services favorisant l’adaptation et la mobilité (et la lutte contre les sentiments de « déqualification »),
- Une politique des retraites permettant aux personnes de travailler plus longtemps. Pour que ce type de politique soit acceptée, il rappelle un principe : une modification des cotisations ou des niveaux de pensions n’est acceptable que si on ne modifie pas le rapport entre « salaire net des actifs » et « revenu net des retraités ».
… avec néanmoins un manque
Je note que B. Palier, comme d’autres, n’éclaire que rapidement la question du « comment ». C’était l’objet de ma seule réticence à l’égard du livre de D. Meda et A. Lefebvre (voir mon billet du 13 mars 2006 sur leur ouvrage « Faut-il brûler le modèle social français ? ») . B. Palier interroge toutefois, et c’est un début de piste particulièrement parlant pour notre pays, « la capacité politique des élites nationales de dégager une orientation claire pour les réformes et de trouver les termes d’un nouveau compromis social engageant tous les acteurs politiques et sociaux ».
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Un numéro bien plus large…
Au-delà de cet article, l’ensemble du numéro me semble répondre à des questions importantes, proches du thème de la refondation de la Protection sociale
- Un premier dossier explore la flexibilité du travail, après l’aventure du CPE. Plusieurs articles rappellent une absence d’hostilité en France, à la flexibilité, pourvu que l’on fasse la différence entre « flexibilité fonctionnelle » et « flexibilité statutaire ». Je recommande en particulier un article de Jacques Le Goff.
- Une lettre ouverte de P. Weil (l'auteur de « La République et sa diversité », Seuil 2005, ouvrage fort intéressant) interpelle le gouvernement sur sa politique d’immigration, indiquant combien les mesures aujourd’hui envisagées risquent d’être non seulement injustes, mais inefficaces.
- Un article d’Alain Ehrenberg (le sociologue auteur du célèbre « La fatigue d’être soi » en 1998), reprend une critique mesurée et intelligente du rapport de l’INSERM sur le trouble des conduites chez l’enfant,
- Un dossier construit nous propose une interrogation sur la révolution à venir du numérique : les nouvelles formes de messages, les « téléphones-terminaux », les industries culturelles à l’heure de la numérisation, la dynamique Internet, les fractures numériques, les universités numériques, les communautés en ligne, les perspectives nouvelles de délibération politique… Autant de thèmes à explorer pour l’action sociale.
… dans la filiation de cette Revue si importante pour le social
Ce numéro de mai est une étape importante, comme toutes celles posées par la Revue, sur le social : de l’ouverture des questions, dès la fondation par E. Mounier, aux dossiers des années 60 et 70 soutenant la construction du travail social, puis aux interrogations des années 80 (j’ai le souvenir du numéro « Où va le travail social ? »), jusqu’aux réflexions d’aujourd’hui.
Bref, ce numéro est dans la filiation des apports continus d’Esprit sur la question sociale. Peut-être est-ce un hasard ? ... Il fait suite à celui de mars-avril sur « La pensée Ricoeur », auteur si important pour les références philosophiques de l’éthique sociale.
Daniel GACOIN
* L'article cite les références pour trouver leur écrit : Why we need a New Welfare State, Oxford University Press, 2002. Mais je n'ai pas encore pu me le procurer...
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