Un terme envahissant
Le terme « gouvernance » poursuit sa progression dans les références des penseurs et dirigeants des organisations publiques et privées, au niveau « macro » (conduite dans un univers complexe et mondialisé) et « micro » (conduite interne des organisations ou territoires). Largement utilisé, à défaut d’être compris, il devient une référence majeure.
Aujourd’hui, il s’implante dans le secteur sanitaire et social. La récente réforme hospitalière de 2005 vient par exemple lier de nombreux textes réglementaires, dont une ordonnance (2 mai 2005) qui réforme la « gouvernance », l’organisation et la gestion des établissements publics de santé. Elle prévoit les instances et responsabilités des hôpitaux et les modes de participation et de contractualisation internes : de nombreuses commissions (création notamment d’un conseil exécutif). De la même manière, un ouvrage est paru en 2005 sur la fonction de direction et de gouvernance dans les associations d’action sociale (F. Batifoulier et F. Noble, Dunod, 2005).
… au contenu plastique
Cette progression pose la question de l’intérêt du terme lui-même. Contient-il un contenu sérieux ? Définit-il des concepts et méthodes réels ? N’est-il qu’un habillage, certes chic ou prétendument conceptuel, d’idées recyclées, mais vieilles comme le monde ?
Le terme vient du vieux français, au XII/XIIIe, désignant la forme de direction (leur pilotage) des baillages, donnant ensuite les termes de gouvernail et de gouvernement. Seuls les Anglais reprennent par la suite le terme, avec le mot de « governance » comme mode d’organisation du pouvoir féodal. Il sera étudié en 1930 par un économiste américain (R. Coase) parlant de « corporate governance » comme mécanisme avec lesquels les firmes assurent une coordination efficace des échanges. Il resurgit dans l’univers français et les références universelles depuis 30 ans, en lien avec la critique de formes de gouvernement centralisés, autoritaires, peu ouverts à la complexité. La formule du sociologue Daniel Bell (auteur du fameux ouvrage « Vers la société post-industrielle ») sert de viatique à l’évolution des manières de gouverner : « L’Etat est devenu trop grand pour les petits problèmes, et trop petit pour les grands ». Il s’agit de gouverner certes, mais en associant au pouvoir, voire en partageant le pouvoir. L’enjeu d’un « gouvernement réinventé » diffuse partout, au niveau mondial notamment (Voir notamment l’ouvrage de base, « Le Pouvoir », de la collection Sciences Humaines, 2002).
Ceci explique le parfum du terme, celui d’une utopie libérale-libertaire de « gouvernement sans gouvernants », associée au progrès social global et à la critique du « big government », à la promotion de délégations d’activités et prérogatives plus nombreuses d’acteurs divers. A lire notamment F. Lamy, devenu ensuite directeur de l’OMC, et son article « La gouvernance, utopie ou chimère » (Revue Etudes de février 2005). Le terme peut en fait être lu au gré des références politiques de chacun :
- Soit un mode de fonctionnement basé sur un contrat social d’un nouveau type,
- Soit un « habillage soft » de la fonction de direction au service de l’économie libérale (privatisation, loi du marché, dérégulation et abandon de l’Etat-nation),
- Soit une forme linguistique un brin pédante ou prétentieuse (cela fait « conceptuel »), mais montrant une volonté de lier une pratique (conduire) à une philosophie (écouter et associer), érigée au rang d’un art : on trouve dans la même approche l’utilisation de « dirigeance » pour parler de la manière de diriger,
- Soit une invention « gauchiste » justifiant l’inflation des bureaucraties locales, nationales, internationales.
Un terme à expliciter…
On fait dire au terme ce que l’on veut, sa plasticité est évidente… Toutefois, son usage peut permettre rapidement de différencier les instances (de direction et du pouvoir, le gouvernement formel) et la manière (l’art de conduire et d’associer en intégrant des dimensions informelles, c’est-à-dire la gouvernance). Cette différenciation explique le contenu conceptuel même du terme:
- D’un côté le gouvernement est relié aux instances formelles, renvoyant à une conception hiérarchique, administrative et centralisée du pouvoir
- De l’autre, la gouvernance indique une fonction de pilotage, le pouvoir étant partagée entre une pluralité d’acteurs.
… pour promouvoir des pratiques
Je propose, notamment pour les organisations sociales et médico-sociales, d’accepter l’usage du terme de « gouvernance » en le liant à trois approches :
- Un mode de direction assurément : il s’agit en particulier d’assumer la formulation des orientations, liée à la communication d’une analyse. Il s’agira d’incarner une direction permettant de répondre au « vers où allons-nous ? », notamment pour des lieux d’exercice des actions collectives inscrits dans un univers incertain.
- Un mode de construction et d’association : notamment autour du fonctionnement concret de services communs. Il passe par l’acceptation des réseaux créant de l’informel, certes difficiles à réguler, mais aptes à favoriser de l’harmonisation. Cette dimension permet ainsi de travailler le compromis entre légitimité, efficacité et adhésion, c’est l’espace du débat articulant direction et participation
- Une conception/vision : elle croit et promeut des démarches de progrès humain et social, sans règlement unique par la décision autoritaire, mais à partir de la participation ouverte aux débats internes et externes.
Conduite de projets et groupes projets, articulation entre instances formelles et de participation, groupes d’analyse stratégique tout d’abord…. Instances de réflexion éthique, conduite de recherches sur les bonnes pratiques, recherches innovantes et articulations avec les formes d’organisation, formes diverses de dynamisation des pratiques ensuite…. Supports de communication horizontale, responsabilités transversales dans les organisations, groupes de pilotage enfin… Autant de méthodes à rechercher à condition de rester constant, ce qui est le plus difficile pour ce mode de direction souple (pour ne pas dire soft) : voulant susciter du débat avant décision, il provoque résistances, interrogations, malentendus parfois, sentiments d’incohérence, pratiques chaotiques… et finalement abandons des positionnements initiaux.
Une raison de plus, oserai-je ajouter, pour ne pas confondre « gouvernance » et « absence de gouvernement ». Une raison de plus pour ne pas utiliser le terme à tort et à travers, parce qu’il fait chic, sans inscription dans des changements.
Daniel GACOIN
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