Un regard ambitieux…
Dans l’ensemble des revues grand public en sciences humaines, la plupart orientées par le « marché » porteur du développement personnel, la Revue Sciences Humaines continue à creuser son sillon original. Depuis sa création il y a 15 ans, elle apporte des contenus actualisés sur différents savoirs, sans vulgarisation, elle approfondit les sujets en les traitant de manière spécialisée, pluridisciplinaire, sans jamais sacrifier aux impératifs de commercialisation une présentation structurée de concepts validés.
Le dernier numéro de janvier est à l’égal de cette ambition permanente. Nous y aurons d’abord retenu un article bien intéressant sur les « habits neufs du créationnisme », à travers notamment l’histoire édifiante de l’invention du concept théorique, apparemment scientifique, de « l’intelligent Design ».
… orienté sur un thème social majeur
Son dossier central sur la Société précaire interroge le monde du social : besoins, enjeux, évolutions… Il est structuré en 6 articles :
- « Lorsque le provisoire dure ». Cet article de la coordinatrice du dossier apporte des chiffres fort utiles sur la croissance de l’emploi précaire, contestant la vision classique d’une précarité établie uniquement sur la frontière exclusion / inclusion.
- "Vies d’intérimaires". Rédigé par Dominique Glayman, sociologue universitaire, l’article présente des chiffres indiquant combien l’intérim est devenu, à tort ou à raison, un des modes d’insertion dans l’emploi… à condition qu’il ne soit pas généralisé.
- "Repenser la Protection sociale". Cette interview du sociologue majeur qu’est devenu Robert Castel, depuis la publication en 1995 de son ouvrage « Les métamorphoses de la question sociale », vient poursuivre les thèmes abordés dans son dernier livre « L’insécurité sociale » (autre ouvrage, récent, dont la lecture est, selon moi, impérative).
- "Les trois formes de la pauvreté en Europe". L’article de Serge Paugam, l’auteur du fameux livre « Les formes élémentaires de la pauvreté », vient donner un éclairage original sur 3 types de pauvreté, dont la forme inquiétante qui s’est développée surtout en France. Pour mémoire existent ainsi : la pauvreté intégrée (pays du Sud de l’Europe), la pauvreté marginale dans les pays scandinaves, la pauvreté disqualifiante (France et Grande-Bretagne). Ces typologies interrogent la structuration du corps social et les formes de protection à développer.
- "Les dimensions psychiques de la précarité". L’article d’un psychiatre (Jean Furtos) défend l’idée d’une clinique psychosociale et préconise des traitements originaux : généraliser regards et savoirs sur la précarité psychique, travailler résolument en réseau, former les cadres des organisations et les élus sur cette question.
- "Cherche reclassement désespérément". Noëlle Burgi, chercheur en sciences politiques (CNRS), y donne un éclairage original sur le besoin de « faire le deuil » en situation de perte d’emploi, et… son impossibilité dans une logique absurde de traitement infécond, du fait des faibles perspectives d’emploi, et malgré le coût des efforts déployés.
Des constats rationnels…
Les constats sont souvent plus forts que les solutions. Ils sont néanmoins élaborés d’une manière utile : comment (plutôt que pourquoi) les mécanismes sont vécus ou en place ? Cette présentation évite les stigmatisations et dénonciations pour entrer dans la compréhension. C’est cette démarche que je préconise depuis longtemps et que je reprends dans mes ouvrages, malgré la pression culturelle interne et externe du secteur social et médico-social.
… avec un début d’ouverture vers des solutions
J’ai ainsi noté trois approches à creuser :
- La sortie du dualisme des systèmes de protection : quelques propositions possibles face à l'alternative actuelle entre des protections fortes liés à des droits inconditionnels et au travail, et des minima sociaux pour des compensations partielles auprès de populations particulières.
- La sortie de l’ambiguïté des notions de contrat et de projet individualisés : quand elle est basée notamment sur une pression supplémentaire consistant à demander beaucoup à des gens qui ont peu… Question intéressante quand on pense que cette pratique de contrat réciproque a envahi les pratiques dans les organisations sociales et médico-sociales (Cf. Mon billet du 3 janvier 2006).
- La construction de nouvelles formes de protection : collant aux situations de mobilité et d’alternance des personnes vivant des changements permanents, elle serait liée à la recherche d'un nouveau compromis social entre « mobilité et sécurité ».
À méditer donc, d’autant qu’il y a urgence, tant du point de vue des besoins que de la réforme des modes de réponses.
Daniel GACOIN
PS 1 : je recommande donc la lecture de ce numéro, comme de tous ceux de la Revue Sciences Humaines (dont numéros hors série et ouvrages de base). Ils sont disponibles en kiosque ou par abonnement.
PS 2 : A lire également de Serge Paugam, « Les formes élémentaires de la pauvreté » (PUF, 2005), et de Robert Castel, « Les Métamorphoses de la question sociale » (Fayard, 1995) et « L’insécurité sociale » (Seuil, La République des idées, 2003).
Daniel, c'est toujours aussi passionant ! Où trouves tu le temps ?
Je n'ai pas encore tranché la question de la formalisation du contrat de séjour et du projet personnalisé, mais je suis fondamentalement d'accord sur le fait que ces outils que nous avons ardemment souhaité deviennent avec le temps, des documents ardus, bordés juridiquement, incompréhensibles pour la plupart des personnes à qui nous les destinons ...
Ces documents me semblent surtout être des supports destinés à être parlés, explicités, négociées avec les usagers et leurs familles ; c'est bien l'esprit de la loi du 2 janvier 2002.
Ecrire ces documents, n'est qu'une partie du travail et l'on sait bien que la meilleure ordonnance du monde ne sert à rien si le patient n'en est pas convaincu.
Il me semble essentiel d'insister sur la nécessité de temps d'explicitation, de dialogue avec les usagers, autour de ces documents. (Interdisons leur envoi par la Poste !)
Urgence oui je suis d'accord :
- urgence à repenser nos modèles d'action sociale,
- urgence à repenser la formation des travailleurs sociaux,
- urgence à créer des structures innovantes,
si nous ne voulons pas nous éloigner des personnes en situation de précarité sociale, à l'instar de l'Education Nationale qui peu à peu n'arrive plus établir de liens avec ses élèves ...
Rédigé par : Jean-Michel ZEJGMAN | 28 janvier 2006 à 23:52